Étiquette : Lecture

  • Enterrer les morts et réparer les vivants

    Enterrer les morts et réparer les vivants

    Maylis de Kerangal

    Que faire Nicolas ?
    Enterrer les morts et réparer les vivants

    — A. Tchékov, Platonov

    Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit d’article sur mes lectures, mais ce livre m’a bouleversée, émue aux larmes, remplie de réflexions, d’interrogations et de visions inattendues. Il a chamboulé mon quotidien, laissant derrière lui des mots que je n’oublierai jamais.

    Je ne vais pas ici faire de résumé de l’histoire, il existe sur la page de l’éditeur – Éditions verticales – et sur toutes celles des catalogues qui le diffusent.

    Durant toute la lecture du livre, nous suivons les organes, surtout le cœur, de Simon Limbres ; j’ai suivi, accompagné durant plusieurs soirées (le temps de la lecture du livre auquel j’ai accordé des pauses tant il est puissant, intense) la migration de ce cœur vers un autre endroit de la planète, vers une autre province, vers un autre corps, pour que ses battements continuent.

    L’arrêt du cœur n’est plus le signe de la mort, c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui l’atteste. En d’autres termes : si je ne pense plus alors je ne suis plus. Déposition du cœur et sacre du cerveau – un coup d’État symbolique, une révolution.

    L’histoire d’un cœur qui passe du corps d’un jeune homme de 19 ans à celui d’une femme mûre, pour la sauver, tandis que son premier hôte n’est déjà plus de ce monde. L’histoire d’un cœur, d’une promesse de vie, de ce lien si fragile qui nous relie et nous retient. La découverte des métiers de la médecine, concernés par la transplantation, qu’on ne connaît pas ou si peu tant qu’on n’est pas confronté au pire.
    J’ai été émue et anéantie par la souffrance des parents du jeune homme, de ses proches.

    Marianne entend cet homme qui l’appelle et elle pleure, traversée par l’émotion que l’on ressent parfois devant ce qui, dans le temps, a survécu d’indemne, et déclenche la douleur des impossibles retours en arrière…

    J’ai été impressionnée par la maîtrise et l’empathie des infirmiers et des médecins. Révoltée par la brutalité de la mort.

    Une heure plus tard, la mort se présente, la mort s’annonce, tache mouvante au pourtour irrégulier opacifiant une forme plus claire et plus vaste, la voilà, c’est elle.

    Ils se regardent une fraction de seconde, puis un pas et ils s’étreignent, une étreinte d’une force dingue, comme s’ils s’écrasaient l’un dans l’autre, têtes compressées à se fendre le crâne, épaules concassées sous la masse des thorax, bras douloureux à force de serrer, ils s’amalgament dans les écharpes, les vestes et les manteaux, le genre d’étreinte que l’on se donne pour faire rocher contre le cyclone, pour faire pierre avant de sauter dans le vide, un truc de fin du monde en tout cas quand, dans le même temps, dans le même temps exactement, c’est aussi un geste qui les reconnecte l’un à l’autre – leurs lèvres se touchent –, souligne et abolit leur distance, et quand ils se désincarcèrent, quand ils se relâchent enfin, ahuris, exténués, ils sont comme des naufragés.

    Des enfants de la fin des années soixante, ils vivent dans un coin du globe où l’espérance de vie, élevée, ne cesse de s’allonger encore, où la mort est soustraite aux regards, effacée des espaces quotidiens, évacuée à l’hôpital où elle est prise en charge par des professionnels. Ont-ils seulement déjà croisé un cadavre ? Veillé une grand-mère, ramassé un noyé, accompagné un ami en fin de vie ? Ont-ils vu un mort ailleurs que dans une série américaine Body of Proof, Les experts, Six Feet Under.

    J’ai été secouée par l’immense douleur qu’elle provoque, épuisée par les longues nuits blanches dans les couloirs de l’hôpital aux côtés des infirmiers et des médecins pour veiller, consoler, écouter, soigner, réparer.

     Il a annoncé la mort de leur fils à cet homme et cette femme, ne s’est pas raclé la gorge, n’a pas baissé la voix, a prononcé les mots, le mot « décédé », et plus encore le mot « mort », ces mots qui figent un état du corps.

    Quiconque passerait la tête clignerait des yeux dans la lumière froide puis se formerait une image de champ de bataille après l’offensive, une image de guerre et de violence – Thomas frissonne, et se met au travail.
    Thomas commence à chanter. Un chant ténu, à peine audible par celui ou celle qui se trouverait avec lui dans la pièce, mais un chant qui se synchronise aux actes qui composent la toilette mortuaire, un chant qui accompagne… Car ce corps que la vie a éclaté retrouve son unité sous la main qui le lave, dans le souffle de la voix qui chante ; ce corps qui a subi quelque chose hors du commun rallie maintenant la mort commune, la compagnie des hommes. Il devient un sujet de louanges, on l’embellit.

    J’ai appris à mieux connaître le corps humain, ses organes, leur immense importance. Peu de livres savent me garder aussi longtemps. Celui-ci ne m’a plus quitté jusqu’au mot fin, impossible d’entamer une autre lecture à côté, même un essai. J’ai fait des escales, aux moments les plus difficiles, pour respirer, sentir mon cœur battre, appeler les miens, me rassurer de leur présence. J’ai fait des escales pour prolonger l’écho des mots, entendre ce qu’ils me racontaient par rapport à ma propre histoire, à celle aussi des hommes et des femmes qui m’entourent.

    J’ai des questions, des questions sur le donneur, Harfang secoue la tête, l’air de penser qu’elle exagère, elle connaît la réponse. On en a déjà parlé. Mais Claire insiste, ses cheveux blonds forment des crochets contre ses joues, je voudrais pouvoir y penser. Elle ajoute, persuasive : par exemple, d’où vient-il ce cœur, qui n’est pas parisien ? Harfang la dévisage, fronce les sourcils, comment sait-elle déjà cela ? puis consent : Seine-Maritime. Claire ferme les yeux, accélère : male or female ? Harfang, du tac au tac, male ; il gagne la porte ouverte sur le couloir, elle l’entend qui s’absente, rouvre les paupières, attendez, son âge please. Mais Harfang a disparu.

    Maylis de Kerangal est un grand auteur, un immense talent.
    Elle possède cette manière de dire l’essentiel avec réalisme mais profondeur.

  • Les Invasions quotidiennes

    Les Invasions quotidiennes

    Mazarine Pingeot

    Une lecture déjà ancienne – 29/09/2015 – je mets mes fiches à jour

    Une chose est sûre, le titre est bien choisi.
    Un résumé : La narratrice, auteur jeunesse et professeur de philosophie, nous raconte le déroulement de ses jours dans la ville de Paris où elle vit. Elle est dans une période difficile de séparation — son ancien compagnon est envahissant et manipulateur — ils ont mis au point une garde pour leurs deux fils — qui n’est pas du tout efficace, elle ne reçoit pas de pension alimentaire — Elle fait la rencontre, qui ne l’enchante pas du tout au début puisqu’elle est en panne d’inspiration, du nouvel éditeur de la collection jeunesse avec laquelle elle travaille depuis quelques années. Je n’en dirais pas plus, la suite est affaire de lecture…

    Mon avis : C’est un livre rythmé, qui se lit facilement, d’autant que la vie de la narratrice est un marathon du matin au soir sans pause ou « à peine » — une vie très parisienne dans le monde de la culture et des lettres, une vie de femme célibataire, monoparentale, avec 2 enfants. Qui se lit facilement ne veut pas dire passionnant ; ne veut pas dire non plus mauvais, (mi-figue mi-raisin).
    J’ai trouvé l’histoire un peu brouillonne, à l’image de la vie trépidante, rapide, vive, stressante de la protagoniste. Cependant il y a de bons moments et des passages qui vous emportent sans prévenir. Particulièrement à la fin, sur sa relation avec sa mère, pas franchement une alliée, on découvre peut-être à cet instant la raison de ses doutes, de ses questionnements incessants, de son manque de confiance en elle. Un passage qui parle (je le trouve très pertinent) de la relation mère-fille à notre époque, une relation – ou plutôt un manque de complicité – qui a certainement une grande part de responsabilité dans l’image donnée de la femme dans la société, dans ses choix.

    Ah, les mères et leurs filles, si seulement elles pouvaient en faire autant pour elles que pour leurs « FILS » – car ne sont-elles pas un peu responsables (aussi) du manque de respect, de considération, d’importance donnée à cette progéniture du même sexe qu’elles ?

    En tout cas la mère de la narratrice est insupportable et on est ravi lorsque… Mais chut ! Tout est bien qui finit bien, un roman à l’image de la vie des femmes célibataires d’aujourd’hui croulant sous les contraintes quotidiennes ; d’un milieu tout de même privilégié et vivant au cœur de la capitale française.

  • Les chemins de traverse

    Les chemins de traverse

    Un livre de Sylvain Tesson – auteur que j’aime beaucoup – emboîter ses pas sur les chemins de traverse…

    […] prendre la poudre d’escampette, disparaître, défendre le monde que l’on aime en se dissimulant… j’ai envie d’en faire un principe d’existence.

    […] nous sommes d’abord les disciples du sol. Je ne crois pas qu’on soit tout à fait le même quand on vit dans le calcaire que lorsque l’on vit dans le granit.

    […] chercher les interstices où une dissimulation est possible. Je crois que cette dissimulation est urgente, car nous sommes rentrés dans une époque de surveillance généralisée et consentie. Ce n’est pas nouveau, mais avec le déploiement des nouvelles technologies dans tous les champs de notre existence, nous savons maintenant que nous vivons dans le faisceau, sous l’œil, comme l’œil de Sauron dans Le Seigneur des Anneaux.

    — Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson. Extrait d’un Entretien

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  • Semeur d’histoires

    Semeur d’histoires

    Des mots, des images, pour rêver…


    Il faut en semer un peu partout, des mots doux, des mots qui apaisent, des mots rassurants, des mots de soutien pour les enfants nés dans les endroits difficiles de notre monde. Ils pourront s’y accrocher, ne serait-ce qu’un instant, pour entrevoir une réalité différente, pour entendre le chant de la vie sous un ciel étoilé.
    Un Livre ! Illustré ou non, de poche ou relié, en format numérique ou papier, un livre de 20, 30, 40, 68, ou 520 pages, petit ou grand, à dévorer ou à savourer lentement, un livre qui vous appartient, que vous pouvez relire, partager, feuilleter, un compagnon de voyage, d’ici ou d’ailleurs… C’est aussi bien qu’un fast-food, un trajet en bateau-bus, un expresso en terrasse, un thé partagé avec des amis, une limonade fraîche, la visite d’une exposition ou une séance de cinéma…

  • Ensemble c’est tout

    Ensemble c’est tout

    Quand il était enfant, il souffrait d’insomnie, cauchemardait, hurlait, l’appelait et lui soutenait que lorsqu’elle fermait la porte, ses jambes partaient dans un trou et qu’il devait s’accrocher aux barreaux du lit pour ne pas les suivre. Toutes les institutrices lui avaient suggéré de consulter un psychologue, les voisines hochaient la tête gravement et lui conseillaient plutôt de le mener au rebouteux pour qu’il lui remette les nerfs en place. Quant à son mari, lui, il voulait l’empêcher de monter. C’est toi qui nous le gâtes ! il disait, c’est toi qui le détraques ce gamin ! Bon sang, t’as qu’à moins l’aimer aussi ! T’as qu’à le laisser chialer un moment, d’abord y pissera moins et tu verras qu’y s’endormira quand même…

    Elle disait oui oui gentiment à tout le monde mais n’écoutait personne. Elle lui préparait un verre de lait chaud sucré avec un peu d’eau de fleur d’oranger, lui soutenait la tête pendant qu’il buvait et s’asseyait sur une chaise. Là, tu vois, juste à côté. Elle croisait les bras, soupirait et s’assoupissait avec lui. Avant lui souvent. Ce n’était pas grave, tant qu’elle était là, ça allait. Il pouvait allonger ses jambes…

    Philibert prenait toujours du chocolat au petit déjeuner et son plaisir, c’était d’éteindre le gaz juste avant que le lait déborde. Plus qu’un rite ou une manie, c’était sa petite victoire quotidienne. Son exploit, son invisible triomphe. Le lait retombait et la journée pouvait commencer : il maîtrisait la situation.


    – Hé, mais c’était il y a plus de deux siècles ! Les choses ont évolué depuis !

    – Changé, c’est indéniable. Évolué… Je… je n’en suis pas certain…


    Elle assembla des tuiles aussi fines que du papier à cigarette, figées, fripées, chiffonnées de mille façons, joua avec des copeaux de chocolat, des écorces d’oranges, des fruits confits, des arabesques de coulis et des marrons glacés. Le commis pâtissier la regardait faire en joignant ses mains. Il répétait : « Mais vous êtes une artiste ! Mais c’est une artiste ! »

    Le chef considérait ces extravagances d’un autre œil : « Bon, ça va parce que c’est ce soir, mais c’est pas le tout d’être joli… On cuisine pas pour faire du joli, bon sang ! »   Camille souriait en griffant la crème anglaise de coulis rouge. Hé, non… C’était pas le tout de faire du joli ! Elle ne le savait que trop bien…


    *Anna Gavalda, Ensemble c’est tout

  • Penser par soi-même

    Penser par soi-même

    Responsabilite et jugement

    Vous êtes « normal », une personne ordinaire. Ni un criminel, ni un idéologue, ni un monstre pathologique. Un jour, toutes les normes auxquelles vous étiez habitué s’effondrent. Dès lors, vous courez le risque d’être complice des pires choses. Comment l’éviter ? Comment distinguer le bien du mal ? Comment dire « non » ? En essayant d’évaluer la situation. Pour cela, explique Hannah Arendt, il faut penser – et penser par soi-même. Cet acte-là, dit-elle aussi, n’est pas réservé à une élite. Émettre un jugement et prendre ses responsabilités, chacun, quel qu’il soit, peut le faire. Encore faut-il en avoir la volonté…

    Hannah Arendt

    Je revendique le droit de penser autrement…

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    considerations-morales

    Est-ce que notre aptitude à juger, à distinguer le bien du mal, le beau du laid, est dépendante de notre faculté de penser ? Tant d’années après le procès Eichmann, Hannah Arendt revient dans ce bref essai, écrit en 1970, à la question du mal.
    La question que Hannah Arendt pose est : l’activité de penser en elle-même, l’habitude de tout examiner et de réfléchir à tout ce qui arrive, sans égard au contenu spécifique, et sans souci des conséquences, cette activité peut-elle être de nature telle qu’elle conditionne les hommes à ne pas faire le mal ? Est-ce que le désastreux manque de ce que nous nommons conscience n’est pas finalement qu’une inaptitude à penser ?