Étiquette : Écrivain

  • Allez dire à la ville

    Allez dire à la ville

    Je ne peux m’empêcher de partager ce poème de Xavier Grall, auteur lu et relu et que j’admire toujours. Aujourd’hui, alors que les années défilent et que je vis sur une île bretonne loin des turbulences de la ville, ses mots prennent toute leur densité…
    […] je demeure dans la voix des bardes […]


    Allez dire à la ville

    À Paul Guimard

    Terre dure de dunes et de pluies
    c’est ici que je loge
    cherchez, vous ne me trouverez pas
    c’est ici, c’est ici que les lézards
    réinventent les menhirs
    c’est ici que je m’invente
    j’ai l’âge des légendes
    j’ai deux mille ans
    vous ne pouvez pas me connaître
    je demeure dans la voix des bardes
    O rebelles, mes frères
    dans les mares les méduses assassinent les algues
    on ne s’invente jamais qu’au fond des querelles
    Allez dire à la ville
    que je ne reviendrai pas
    dans mes racines je demeure
    Allez dire à la ville
    qu’à Raguenès et Kersidan
    la mer conteste la rive
    que les chardons accrochent la chair des enfants
    que l’auroch bleu des marées
    défonce le front des brandes

    Allez dire à la ville
    que c’est ici que je perdure
    roulé aux temps anciens
    des misaines et des haubans
    Allez dire à la ville
    que je ne reviendrai pas.

    Poètes et forbans ont même masure
    les chaumes sont pleins de trésors et de rats
    on ne reçoit ici que ceux qui sont en règle
    avec leur âme sans l’être avec la loi
    les amis des grands vents
    et les oiseaux perdus
    Allez dire à la ville
    que je ne reviendrai pas
    Terre dure de dunes et de pluies
    pierres levées sur l’épiphanie des maïs
    chemins tordus comme des croix
    Cornouaille
    tous les chemins vont à la mer
    entre les songes des tamaris
    les paradis gisent au large
    Aven
    Eden
    ria des passereaux
    on met le cap sur la lampe des auberges
    les soirs sont bleus sur les ardoises de Kerdruc
    O pays du sel et du lait
    Allez dire à la ville
    que c’en est fini
    je ne reviendrai pas
    Le Verbe s’est fait voile et varech
    bruyère et chapelle
    rivage des Gaëls
    en toi, je demeure.

    Allez dire à la ville
    Je ne reviendrai pas.

    Xavier Grall, extrait de  « La sône des pluies et des tombes »

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  • L’écrit

    L’écrit

    Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie.

    — Marguerite Duras

  • Lira bien qui lira le dernier

    Lira bien qui lira le dernier

    Hubert Nyssen

    lira-bien-qui-liraS’adressant à une lectrice imaginaire, Hubert Nyssen, fort de sa double expérience d’écrivain et d’éditeur, passe au tamis les craintes, les espérances, les prévisions et les prophéties qu’inspire la supposée crise du livre.

    Déjà je peux commencer par dire que j’ai lu tout le livre, ( un exploit,  par rapport à mes deux précédentes lectures concernant le prix des lectrices). Cette  façon qu’à l’auteur de s’adresser à une lectrice imaginaire apporte tout de suite une intimité qu’on se plaît à retrouver chaque jour. On vit une conversation intimiste, profonde, parfois drôle sur un sujet vaste et intéressant (le milieu du livre et de l’édition). La parole d’Hubert Nyssen si concerné et impliqué  par la vie du livre  nous emporte dans sa passion jusqu’à la dernière phrase . Je me suis souvent imaginée près d’un feu,  c’est une lecture que j’ai faite cet hiver, dans un fauteuil confortable et  face à un homme ( un vieil ancêtre lointain ) avec qui j’avais rendez-vous chaque soir. Au fil des heures passées à l’écouter, il me révélait une partie de ce trésor familial si bien caché depuis des millénaires. Les mots partagés m’ont permis de découvrir ces couloirs parfois interdits de notre vieille maison d’édition si fascinante…

    Ce qui semble être central dans cette réflexion :
    Hubert NyssenLa littérature (et par-delà, la lecture) ne se survivra que si elle est exigence, travail et désir. Exigence sur la qualité des textes publiés, sur la capacité des auteurs et des critiques à lire (à l’exemple de Max-Pol Fouchet qui disait lire trois fois chaque livre  : une fois pour en prendre connaissance, une fois pour l’analyser, et une fois pour le confronter aux commentaires qu’il s’apprêtait à faire) ; exigence sur la langue. L’avenir de la lecture est sans doute lié au sort que nous réserverons à la connaissance des langues et à la pratique du langage.

    Thierry Ermakoff

    Extraits :

    Mon vœu est pour souhaiter des écrivains indifférents aux modes, des éditeurs affichant dans leur raison sociale ce qu’ils sont, des éditeurs littéraires, et des libraires reconstituant des lieux de rencontre […]

    […] des bibliothèques aux façades illuminées et aux portes ouvertes jusque tard dans la nuit, où on pourrait consulter les livres sous des lampes aux abat-jour verts, poser des questions sans souffrir de paraître ignorant […]

    Un livre en appelant parfois un autre, j’ai lu dans la lancée « Petits bonheurs de l’édition » de Bruno Migdal et « Une histoire de la lecture » d’Alberto Manguel (je ne l’ai pas encore terminé, je le lis par vagues d’envies…).

    une_histoire_de_la_lectureJe suis convaincu que nous continuerons à lire aussi longtemps que nous persisterons à nommer le monde qui nous entoure.
    Alberto ManguelLa bibliothèque de Robinson

  • Le boulevard périphérique

    Le boulevard périphérique

    Je suis une sorte d’intellectuel nerveux, au cerveau sans cesse en érection, au désir vite allumé, pris constamment entre des contradictions insolubles dont je me dis parfois, quand je l’ose qu’elles font ma richesse.
    — Henry Bauchau

    Le boulevard périphérique

      Je n’ai pas terminé non plus « Le Boulevard Périphérique » d’Henry Bauchau, bien que je sois allée un peu plus loin dans ma lecture (page 170) qu’avec le livre de Julie Otsuka. Mais l’univers triste et sombre, parfois extrêmement pesant qui anime les pages m’a donné envie de fuir, j’ai fermé le livre. Je ne suis cependant pas certaine qu’à un autre moment de ma vie je n’éprouve pas le désir d’aller jusqu’au bout, je ne sais pas, peut-être…

    Aujourd’hui rien ne m’oblige à lire ces lignes, et c’est vrai qu’en ce moment je n’ai pas de goût pour ces mots qui emportent dans la tristesse, l’incompréhension et l’injustice de la vie. Il aurait fallu un petit trait de lumière, une petite pousse d’espoir au milieu de tous ces destins sombres, pour que je puisse continuer à tourner les pages. Je n’ai pas senti d’espérance, contrairement à ce que dit le résumé de l’éditeur.

    Entre le trouble du narrateur pour Stéphane qui sera développé d’une manière ou d’une autre tout le long du livre, la guerre, la maladie de la belle-fille, la confrontation régulière avec les démons de Shadow le SS, il n’y a de place que pour des questionnements et des doutes qui tournent les uns autour des autres jusqu’à donner le vertige. Et même si l’ensemble est bien écrit, cette attirance pour le trouble et l’obscur, pour les contradictions insolubles, finit par peser lourd…
    Je peux lire des livres dramatiques mais je n’arrive à aboutir ma lecture que s’ils sont porteurs d’espérance. Il faut qu’à un moment ou un autre, d’une manière ou d’une autre un éclat de lumière traverse quelques lignes, qu’on puisse sentir un peu de ce vent du large qui ouvre l’horizon. Disons que ce sont mes conditions, mes convictions, une envie de ne pas retrouver dans les livres ce goût de notre société pour le morbide et la déprime.

    Finalement ce n’est pas si simple de faire partie d’un prix et d’avoir une liste imposée de livres à lire. Cependant il faut aussi reconnaître qu’on y croise des personnes passionnantes et passionnées et qu’on découvre également des livres et des auteurs qu’on aurait peut-être jamais croisés ou alors bien plus tard. Même si je n’ai pas le même enthousiasme pour chaque livre, la découverte de chacun, ne serait-ce que pour quelques pages, m’ouvre de nouvelles fenêtres sur la vie.

    DélugeJe me suis souvenu récemment que j’avais déjà lu un livre de cet auteur et que je l’avais terminé avec difficulté. Il s’agit du « Déluge » : l’histoire d’un  peintre vieillissant, instable, fou et pyromane qui brûle et regarde se consumer ses propres dessins. Je n’arrive pas à entrer dans ce genre d’univers ou peut-être n’en ai-je tout simplement pas envie.

    Biographie de Henry Bauchau

    h-bauchauHenry Bauchau est l’auteur d’une œuvre aussi riche que tardive. Ce n’est qu’à l’âge de 45 ans qu’il publie son premier livre. C’est en effet au lendemain de la guerre, que ce psychanalyste Belge, né à Malines, est venu à l’écriture.

    Henry Bauchau, est psychanalyste, poète, dramaturge et romancier belge de langue française. Membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, il a vécu à Paris de 1975 à sa mort en 2012.

    Il commence par étudier le droit à la faculté de Louvain. Mobilisé en 1939, il effectue la campagne des 18 jours en mai 1940, s’engage en 1943 dans l’Armée secrète et combat avec le maquis des Ardennes. Après la guerre, en Belgique, il fonde une maison de distribution et d’édition. Mais le plus important c’est qu’à la suite d’une dépression, de 1947 à 1950, Henry Bauchau suit auprès de Blanche Reverchon (épouse du poète Pierre Jean Jouve et une des premières traductrices de Freud en France) une analyse qui va l’apaiser et le transformer. Vie d’avocat, de directeur d’une école de jeunes filles, de professeur d’histoire de l’art, de psychanalyste, puis enfin de poète avec Géologie, son premier livre édité.

    La carrière d’écrivain d’Henry Bauchau commence mais son public est très restreint. Il lui faudra attendre 1 990 et son livre Œdipe sur la route pour qu’un public plus large le découvre. Ariane Mnouchkine adapte sa pièce Gengis Khan. Aussi à l’aise dans le genre romanesque – La Déchirure, La Dogna, Le Régiment noir – que dans la poésie – L’Escalier bleu, La Pierre sans chagrin -, il est aussi l’auteur d’un Essai sur la vie de Mao. Il publie en 2007 Le Boulevard périphérique, prix du livre Inter 2008, puis L’enfant rieur (2 011) et Temps du rêve (2 012).

    Il meurt le 21 septembre 2012 à Paris, à l’âge de 99 ans. Son dernier ouvrage est sur Blanche Reverchon et Pierre-Jean Jouve, Pierre et Blanche.

    Si vous voulez en savoir plus sur cet auteur, vous pouvez regarder cette vidéo dans laquelle il parle de son oeuvre : http://www.sonuma.be/archive/henry-bauchau

  • Rencontre avec J.Kalman Stefansson

    Rencontre avec J.Kalman Stefansson

    Il s’est remis à neiger quand Ólafía les rejoint à grand-peine. Le ciel abrite une multitude de flocons. Voilà les larmes des anges, disent les Indiens au nord du Canada quand la neige tombe. Ici, il neige beaucoup et la tristesse du ciel est belle, elle est une couverture qui protège la terre du gel et illumine l’interminable hiver, mais elle peut aussi être froide et presque impitoyable.

    La tristesse des anges Actuellement en pleine lecture de « La tristesse des anges », deuxième volume de la trilogie, j’ai eu envie de faire un peu plus connaissance avec l’auteur J.K Stefansson. Je prends mon temps dans cette lecture, tant j’adore m’abreuver aux mots de cet écrivain poète. Entre le premier livre qui a laissé une empreinte éternelle sur ma vie « Entre ciel et terre » et celui que je lis maintenant, je me dis que j’ai trouvé l’auteur que j’attendais depuis longtemps. Il existe de nombreux questionnaires dans les groupes de lecture qui posent invariablement cette question : quels sont vos auteurs préférés ? Bien souvent je me suis dit que j’aurais du mal à répondre à une telle question, car je n’ai pas particulièrement d’auteur favori. Il y en a qui ont ma préférence mais ce sont plutôt les poètes. Aujourd’hui c’est différent, je pourrais répondre à la question en disant que l’un de mes auteurs préférés, celui qui déclenche en moi d’étranges rêves pendant que je le lis, celui à qui je trouve une humanité éblouissante, celui qui me fait voyager au cœur de la vie et de l’homme, c’est J.K Stefansson. Tout cela pour vous dire la raison qui m’a donné envie de faire cet article — collecter des informations sur un écrivain qui m’enchante.

    Ecoutez : Nous autres par Zoé Varier le vendredi de 20h à 21h

    Islande 1ère partie : entre terre et littérature – Rencontre avec Jon Kalman Stefansson –
    Ecoutez sur France-inter – L’émission du vendredi 2 décembre 2011 –

    Le poète qui écrivait des romans

    Propos recueillis à Paris en mars 2011,  par Mikaël Demets

    jon-kalman-stefanssonOn sent dans votre écriture une grande souplesse, comme si vous vous laissiez surprendre par ce que vous écriviez. C’est le cas ?

    Cela fait clairement partie de mon style. Je commence toujours à travailler avec un plan assez précis, mais dès que je me mets à écrire, quelque chose de nouveau me vient, quelque chose d’imprévu, que je n’aurais jamais pu imaginer. C’est là que mon écriture rejoint la poésie : je laisse la porte ouverte à l’inattendu. J’écris avec mon cœur, avec mes sentiments. Or mes sentiments changent tous les jours, évoluent selon mon humeur, les événements extérieurs… Finalement, qu’est-ce que la création, sinon cette part d’incertitude et de spontanéité ? Je n’aime pas cet aspect de la fiction qui voudrait que tout soit anticipé, calculé. Le lecteur le sentira, et il ne sera jamais touché, jamais surpris.

    Quelle fut la principale difficulté lors de l’écriture de Entre ciel et terre ?

    Écrire un roman historique m’a posé beaucoup de problèmes. Ce genre est très classique, très traditionnel, et souvent, les écrivains qui s’y collent sont obsédés par les faits, par l’Histoire. Du coup, leur personnalité tend à disparaître derrière tout ça. Je ne voulais surtout pas que cela m’arrive. J’ai donc attendu avant de me lancer dans l’écriture de ce livre, le temps d’avoir plus d’expérience, et une technique qui me permettrait de surmonter ce problème. Je me suis entraîné. Au final, je suis content d’avoir écrit un roman, et non pas un roman historique.

    http://laccoudoir.files.wordpress.com/2011/04/islande-tom-manoury.jpg

    Entre ciel et terre a beaucoup de connexions avec Le Paradis perdu de John Milton : l’un des personnages est fasciné par ce livre, vous réutilisez beaucoup de citations de Milton, et vous lui empruntez même vos titres de chapitres. Comment expliquez-vous le rapport étroit qui lie votre ouvrage avec le sien ?

    C’est venu tout seul, je ne l’ai pas vraiment décidé. A l’époque de l’écriture, je n’aurais pas su répondre à votre question : je sentais seulement que ce lien existait. J’avais un sentiment très fort qui me liait au Paradis perdu quand je travaillais sur Entre ciel et terre. Avec le recul, je pense que tout réside dans la double lecture que propose Le Paradis perdu. C’est d’abord un grand poème épique sur l’origine du monde, Adam et Eve, les débuts de l’humanité. Là où tout commence. Mais en même temps, et surtout, c’est une histoire d’amour. Simple et universelle. J’aime le balancement entre ces deux dimensions du texte. De plus, en Islande, la traduction de Milton par Jón Porláksson est d’une beauté extraordinaire, assez éloignée du poème originel, mais magnifique au point que la parution de cette version islandaise a été extrêmement importante pour notre littérature. Mais derrière ces raisons concrètes, il reste quelque chose d’indéfinissable : quand un écrivain emprunte des mots à un autre écrivain, il ne sait pas toujours l’expliquer. En tant qu’auteur, tu as les mots dans le sang, et lorsque tu écris, tu ressors tout ce que tu as à l’intérieur. C’est ainsi que Milton a surgi.

    La mer a une très grande importance dans votre roman, on pourrait presque la considérer comme le personnage principal. Faut-il y voir le reflet de l’importance qu’a l’océan pour les Islandais ?

    entre ciel et terre 200x300 RENCONTRE AVEC JON KALMAN STEFANSSON / Le poète qui écrivait des romansÊtre islandais, c’est ne pas avoir de voisins. Or vos voisins ont toujours une influence sur vous : l’Histoire de France est par exemple étroitement liée à l’Allemagne. Une partie de votre caractère a été forgée par cette relation. Mais en Islande, le voisin, c’est l’océan. Jusqu’à une époque récente, les Islandais n’étaient qu’un peuple de marins et de fermiers qui devaient sans cesse affronter ce monstre, portés par leurs fragiles embarcations. Quand on passe sa vie à lutter contre une force aussi immense et aussi puissance, cela marque forcément le caractère. En Islande, on ne peut pas échapper à la mer. Elle a imprégné notre mentalité.

    Votre écriture paraît très animiste. La nature ressemble à un corps convulsé. On dirait que vous avez calqué le rythme de votre récit sur celui de la nature.

    La vie est partout. Son cœur bat dans le vent, dans la neige, dans la mer.. Il y a un an, l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajokull a paralysé la planète entière, alors que ça n’était qu’une toute petite éruption, un détail à l’échelle de la nature. Cet événement nous a remis à notre place, rappelant combien notre conception du monde était aberrante. Aujourd’hui nous ne jurons que par le dieu Technologie, nous croyons en lui, nous avons confiance en lui. Mais il suffit d’un petit sursaut de la nature et tout se détraque. Nous devons faire évoluer notre façon de penser et remettre la nature au cœur de notre vie. La plus grosse erreur de l’humanité consiste à tracer une ligne entre l’homme et la nature.

    On a finalement l’impression que Entre ciel et terre est un texte sur les frontières, ou plutôt le dépassement des frontières. Entre poésie et fiction, entre humanité et nature et entre vie et mort.

    Tout à fait. Ce livre mélange tout. Je ne crois pas aux frontières, de manière symbolique comme de manière très concrète. Les frontières reflètent un mode de pensée limité, fermé, qui nous rend étroits d’esprit. C’est un schéma qui engendre la haine, alimente l’incompréhension et l’ignorance. Naïvement, j’écris des livres pour changer le monde. Or l’un des principaux problèmes de ce monde réside dans cette conception étriquée du territoire et de la séparation avec l’autre.

    Comme pour matérialiser cette porosité des frontières, votre récit est raconté par des personnages mystérieux, qui semblent coincés entre la vie et la mort.

    Tout à fait. C’est un groupe de personnages qui a vraisemblablement vécu dans les temps où l’histoire s’est déroulée. Ils sont coincés quelque part entre vie et mort et ne savent pas pourquoi. Alors ils racontent l’histoire de l’orphelin et de Bárdur, en espérant que cela les aide à aller ailleurs. A mourir, enfin. En définitive, le plus grand pouvoir des hommes réside dans la parole : raconter des histoires, et surtout raconter des histoires sur le passé. Si l’on ne se souvient pas des jours passés, on n’apprend jamais rien. Les mots sont la seule chose qui nous distingue des animaux. On peut tout faire avec eux, changer la vie, changer le monde. Mais en même temps, arrive toujours un moment où ils sont impuissants. Les mots possèdent toute la terreur et toute la beauté du monde à la fois. C’est sans doute pour ça que j’en ai fait mon métier.

     

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  • Dans l’intimité de Virginia Woolf

    Dans l’intimité de Virginia Woolf

    Ce sont nos efforts pour saisir tous les aspects de la vie qui la rendent si passionnément intéressante.
    Virginia Woolf

    virginia-woolf

    J’apprécie beaucoup les réflexions de cette auteure et je cherche en vain l’intégral de son journal. Passionnée par la lecture et l’écriture mais étant également assez bordélique, ne finissant jamais mes projets d’écriture ou si peu, étant en permanence assaillie par mon imaginaire et les vagabondages de mon esprit, j’admire ceux et celles qui ont réussi à maîtriser ce flot bouillonnant de la création. Qui en ont fait une œuvre structurée et pleine de richesse pour les autres.

    cahier

    Noter, consigner, écrire sans cesse car déjà la lumière a changé, car déjà la saison a basculé et la mémoire est si défaillante. Le détail s’est évanoui, les chatoiements de la vie s’estompent, comment faire pour garder tout cela ? Écrire un journal intime. C’est d’abord un journal, il faut donc qu’il soit inséré dans le temps, qu’il ait été tenu, sinon au jour le jour – nulla dies sine linea – du moins de manière régulière. Il doit respecter le calendrier, c’est là le pacte que signe celui qui écrit un journal :

    Le calendrier est son démon, l’inspirateur, le conspirateur, le provocateur et le gardien.

    Écrire son journal intime, c’est se mettre momentanément sous la protection des jours communs, mettre l’écriture sous cette protection, et c’est aussi se protéger de l’écriture en la soumettant à cette régularité heureuse qu’on s’engage à ne pas menacer. Ce qui s’écrit s’enracine alors, bon gré mal gré, dans le quotidien et dans la perspective que le quotidien délimite.

    Peinture à la une ©Vanessa Bell