Auteur : Marie an Avel

  • Devant la mer

    Devant la mer

    Quand on est devant la mer, tout peut apparaître, disparaître, comme sur une pierre qui n’a pas été sculptée. C’est peut-être pour cela, parce que tout est possible, comme sur une planète étrangère, que les hommes viennent vers elle. C’est peut-être parce qu’il n’y a pas de murs, pas de barrières. Parce que c’est le lieu du danger. Alors chaque jour, tandis qu’au dehors, dans les couloirs et les abris des villes, dans les cachettes des montagnes, à la source des fleuves, la vie amoncelle les années et trace ses dessins toujours semblables, ici apparaît la nouveauté. Chaque jour naît ici, puis se détruit puis se refait, au rythme du ressac.

    — J.M.G. Le Clézio, L’inconnu sur la terre

    Image à la une ©Marie an Avel

  • Le risque de la publication

    Le risque de la publication

    22 Septembre – C’est l’automne

    feuille d'automne

    Après des jours de cueillette, pommes et poires bien alignées au fond de la remise vont finir de mûrir tranquillement pour adoucir le temps de l’hiver. En attendant elles parfument les premiers beaux jours de l’automne.

    Un petit bilan par rapport à mes articles précédents concernant l’écriture de mon premier roman qui est en cours d’aboutissement, d’accomplissement. Il faut être sûr que les personnages aient tout dit d’eux-mêmes.

    Ce bilan parce qu’à un moment j’ai soulevé l’idée de le publier en roman-feuilleton… L’idée me plaît toujours mais pour le texte qui accapare mes jours et mes nuits depuis un an, je ne sais pas si c’est possible. Le découpage me pose quelques problèmes.

    À ce jour, j’écris à la main, puis à l’ordinateur
    Je rature la première version, la seconde, la troisième, parfois la… etc.
    Ce sera 120 fois s’il le faut !

    Arranger, bidouiller, rafistoler… À la troisième version, munie d’un crayon, je relis mon texte, qui a déjà été corrigé, et je supprime tout ce qui peut être supprimé, tout ce qui me paraît inutile. J’essaie d’éliminer ce qui n’est pas essentiel.

    […] j’essaie de ne pas céder à l’ornement…
    J’ai le sentiment de pétrir une pâte très épaisse.

    Marguerite Yourcenar

    Enfin, je tape la dernière correction sur l’ordinateur et lorsque je pense avoir dit tout ce que j’avais à dire, que je l’ai dit aussi bien qu’il m’est possible, je fais une croix en haut à droite, prêt pour la compilation. Quand on passe de nombreux mois avec des créatures imaginaires on se prend d’affection pour elles. On se met à l’écoute de leurs  voix, on se rend disponible pour elles, ont-elles encore des choses à me dire ? On a un peu de mal à les quitter. Elles ont été si proches et durant tant d’heures…

    Le passage de l’écriture à l’œuvre…

    Publier c’est ancrer socialement son écriture et donc, d’emblée, réfléchir au lieu où le texte sera publié.

    Une question que je me suis sérieusement posée, d’autant que cet été  j’ai eu quelques frictions avec Amazon qui jusque-là diffusait mes livres jeunesse ; mais également parce que j’ai expérimenté les marchés d’été et que le résultat m’a réjoui (pas seulement en terme de vente mais plutôt de rencontre, de proximité avec le lecteur).

    Le retravail du texte s’opère « aussi » en fonction du lieu où le texte va arriver, soit pour le déranger, pour l’atteindre, le toucher… Tant qu’on ne publie pas on peut se permettre de rester dans les nuages, de jouer avec les mots, les règles, les contraintes pour le plaisir — pour son propre plaisir. « Mais dès qu’on publie, le sens du texte devient pouvoir, sur l’autre, sur l’institution, sur le monde. »

    La publication effective est le moment du risque…

    Lorsqu’on se risque à écrire – à dire – il faut passer au risque d’être entendu.

    Publier c’est prendre le risque de l’identité, en finir avec la dispersion – les brouillons, les essais, les notes – c’est s’oser entier.

    Il est important que dans un monde qui nous bombarde de textes à admirer, de vedettes à aduler, de pouvoir accomplir jusqu’au bout un acte qui semble presque inaccessible. Rien de plus efficace pour démystifier la littérature – et par conséquent l’aimer – pour organiser le pillage (c’est à dire non plus consommer la culture, l’ingérer passivement, mais la mettre en pièce pour en faire autre chose, pour la subvertir).

    La publication installe une rivalité dynamique qui met fin aussi bien à la fascination impuissante qu’au rejet des livres.

    J’espère en être capable et mettre bientôt ce roman en ligne. J’ai déjà publié des textes pour la jeunesse ainsi qu’une nouvelle, le temps de l’écriture avait été plus court, la proximité avec mes personnages moins intense, en même temps je ne suis plus si sûre.

    Avec Grinngrinn, le petit cochon dont j’ai commencé de raconter l’histoire il y a quelques années, il y a eu de nombreuses transformations.

    Ce petit animal – fidèle en amitié – a existé sous diverses formes, un conte raconté (oralement), un Diapolivre (kamishibaï vidéo), un CD audio, et bientôt un livre… C’est devenu un ami, qui a d’ailleurs toujours autant de succès avec les enfants. Dans la vie nos expériences, nos rencontres se mélangent. On peut avoir de la sympathie pour des êtres vivants, mais aussi pour ceux qui naissent de notre esprit. Ils sont si proches… Avec Trilby le petit escargot du potager sauvage parti en exposition itinérante, même constat, c’est un ami pour toujours. Pour Mathurin et Suzon dans « Mathurin et les sentinelles du temps » même cheminement, c’est une histoire racontée dans la tradition orale, puis en CD audio et enfin en livre, des personnages qui ne me quitteront jamais… Sans compter tous ceux qui attendent sagement dans mes tiroirs.

    Ce roman qui accapare mes jours est un voyage différent, beaucoup plus long dans le temps, c’est un ouvrage plus ample, plus prenant. L’attention est à son maximum « Quand on écrit sur un personnage de roman, il faut en savoir infiniment plus qu’on en dit. » Toujours la comparaison de la pointe de l’iceberg.

    iceberg
  • Enterrer les morts et réparer les vivants

    Enterrer les morts et réparer les vivants

    Maylis de Kerangal

    Que faire Nicolas ?
    Enterrer les morts et réparer les vivants

    — A. Tchékov, Platonov

    Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit d’article sur mes lectures, mais ce livre m’a bouleversée, émue aux larmes, remplie de réflexions, d’interrogations et de visions inattendues. Il a chamboulé mon quotidien, laissant derrière lui des mots que je n’oublierai jamais.

    Je ne vais pas ici faire de résumé de l’histoire, il existe sur la page de l’éditeur – Éditions verticales – et sur toutes celles des catalogues qui le diffusent.

    Durant toute la lecture du livre, nous suivons les organes, surtout le cœur, de Simon Limbres ; j’ai suivi, accompagné durant plusieurs soirées (le temps de la lecture du livre auquel j’ai accordé des pauses tant il est puissant, intense) la migration de ce cœur vers un autre endroit de la planète, vers une autre province, vers un autre corps, pour que ses battements continuent.

    L’arrêt du cœur n’est plus le signe de la mort, c’est désormais l’abolition des fonctions cérébrales qui l’atteste. En d’autres termes : si je ne pense plus alors je ne suis plus. Déposition du cœur et sacre du cerveau – un coup d’État symbolique, une révolution.

    L’histoire d’un cœur qui passe du corps d’un jeune homme de 19 ans à celui d’une femme mûre, pour la sauver, tandis que son premier hôte n’est déjà plus de ce monde. L’histoire d’un cœur, d’une promesse de vie, de ce lien si fragile qui nous relie et nous retient. La découverte des métiers de la médecine, concernés par la transplantation, qu’on ne connaît pas ou si peu tant qu’on n’est pas confronté au pire.
    J’ai été émue et anéantie par la souffrance des parents du jeune homme, de ses proches.

    Marianne entend cet homme qui l’appelle et elle pleure, traversée par l’émotion que l’on ressent parfois devant ce qui, dans le temps, a survécu d’indemne, et déclenche la douleur des impossibles retours en arrière…

    J’ai été impressionnée par la maîtrise et l’empathie des infirmiers et des médecins. Révoltée par la brutalité de la mort.

    Une heure plus tard, la mort se présente, la mort s’annonce, tache mouvante au pourtour irrégulier opacifiant une forme plus claire et plus vaste, la voilà, c’est elle.

    Ils se regardent une fraction de seconde, puis un pas et ils s’étreignent, une étreinte d’une force dingue, comme s’ils s’écrasaient l’un dans l’autre, têtes compressées à se fendre le crâne, épaules concassées sous la masse des thorax, bras douloureux à force de serrer, ils s’amalgament dans les écharpes, les vestes et les manteaux, le genre d’étreinte que l’on se donne pour faire rocher contre le cyclone, pour faire pierre avant de sauter dans le vide, un truc de fin du monde en tout cas quand, dans le même temps, dans le même temps exactement, c’est aussi un geste qui les reconnecte l’un à l’autre – leurs lèvres se touchent –, souligne et abolit leur distance, et quand ils se désincarcèrent, quand ils se relâchent enfin, ahuris, exténués, ils sont comme des naufragés.

    Des enfants de la fin des années soixante, ils vivent dans un coin du globe où l’espérance de vie, élevée, ne cesse de s’allonger encore, où la mort est soustraite aux regards, effacée des espaces quotidiens, évacuée à l’hôpital où elle est prise en charge par des professionnels. Ont-ils seulement déjà croisé un cadavre ? Veillé une grand-mère, ramassé un noyé, accompagné un ami en fin de vie ? Ont-ils vu un mort ailleurs que dans une série américaine Body of Proof, Les experts, Six Feet Under.

    J’ai été secouée par l’immense douleur qu’elle provoque, épuisée par les longues nuits blanches dans les couloirs de l’hôpital aux côtés des infirmiers et des médecins pour veiller, consoler, écouter, soigner, réparer.

     Il a annoncé la mort de leur fils à cet homme et cette femme, ne s’est pas raclé la gorge, n’a pas baissé la voix, a prononcé les mots, le mot « décédé », et plus encore le mot « mort », ces mots qui figent un état du corps.

    Quiconque passerait la tête clignerait des yeux dans la lumière froide puis se formerait une image de champ de bataille après l’offensive, une image de guerre et de violence – Thomas frissonne, et se met au travail.
    Thomas commence à chanter. Un chant ténu, à peine audible par celui ou celle qui se trouverait avec lui dans la pièce, mais un chant qui se synchronise aux actes qui composent la toilette mortuaire, un chant qui accompagne… Car ce corps que la vie a éclaté retrouve son unité sous la main qui le lave, dans le souffle de la voix qui chante ; ce corps qui a subi quelque chose hors du commun rallie maintenant la mort commune, la compagnie des hommes. Il devient un sujet de louanges, on l’embellit.

    J’ai appris à mieux connaître le corps humain, ses organes, leur immense importance. Peu de livres savent me garder aussi longtemps. Celui-ci ne m’a plus quitté jusqu’au mot fin, impossible d’entamer une autre lecture à côté, même un essai. J’ai fait des escales, aux moments les plus difficiles, pour respirer, sentir mon cœur battre, appeler les miens, me rassurer de leur présence. J’ai fait des escales pour prolonger l’écho des mots, entendre ce qu’ils me racontaient par rapport à ma propre histoire, à celle aussi des hommes et des femmes qui m’entourent.

    J’ai des questions, des questions sur le donneur, Harfang secoue la tête, l’air de penser qu’elle exagère, elle connaît la réponse. On en a déjà parlé. Mais Claire insiste, ses cheveux blonds forment des crochets contre ses joues, je voudrais pouvoir y penser. Elle ajoute, persuasive : par exemple, d’où vient-il ce cœur, qui n’est pas parisien ? Harfang la dévisage, fronce les sourcils, comment sait-elle déjà cela ? puis consent : Seine-Maritime. Claire ferme les yeux, accélère : male or female ? Harfang, du tac au tac, male ; il gagne la porte ouverte sur le couloir, elle l’entend qui s’absente, rouvre les paupières, attendez, son âge please. Mais Harfang a disparu.

    Maylis de Kerangal est un grand auteur, un immense talent.
    Elle possède cette manière de dire l’essentiel avec réalisme mais profondeur.

  • Les Invasions quotidiennes

    Les Invasions quotidiennes

    Mazarine Pingeot

    Une lecture déjà ancienne – 29/09/2015 – je mets mes fiches à jour

    Une chose est sûre, le titre est bien choisi.
    Un résumé : La narratrice, auteur jeunesse et professeur de philosophie, nous raconte le déroulement de ses jours dans la ville de Paris où elle vit. Elle est dans une période difficile de séparation — son ancien compagnon est envahissant et manipulateur — ils ont mis au point une garde pour leurs deux fils — qui n’est pas du tout efficace, elle ne reçoit pas de pension alimentaire — Elle fait la rencontre, qui ne l’enchante pas du tout au début puisqu’elle est en panne d’inspiration, du nouvel éditeur de la collection jeunesse avec laquelle elle travaille depuis quelques années. Je n’en dirais pas plus, la suite est affaire de lecture…

    Mon avis : C’est un livre rythmé, qui se lit facilement, d’autant que la vie de la narratrice est un marathon du matin au soir sans pause ou « à peine » — une vie très parisienne dans le monde de la culture et des lettres, une vie de femme célibataire, monoparentale, avec 2 enfants. Qui se lit facilement ne veut pas dire passionnant ; ne veut pas dire non plus mauvais, (mi-figue mi-raisin).
    J’ai trouvé l’histoire un peu brouillonne, à l’image de la vie trépidante, rapide, vive, stressante de la protagoniste. Cependant il y a de bons moments et des passages qui vous emportent sans prévenir. Particulièrement à la fin, sur sa relation avec sa mère, pas franchement une alliée, on découvre peut-être à cet instant la raison de ses doutes, de ses questionnements incessants, de son manque de confiance en elle. Un passage qui parle (je le trouve très pertinent) de la relation mère-fille à notre époque, une relation – ou plutôt un manque de complicité – qui a certainement une grande part de responsabilité dans l’image donnée de la femme dans la société, dans ses choix.

    Ah, les mères et leurs filles, si seulement elles pouvaient en faire autant pour elles que pour leurs « FILS » – car ne sont-elles pas un peu responsables (aussi) du manque de respect, de considération, d’importance donnée à cette progéniture du même sexe qu’elles ?

    En tout cas la mère de la narratrice est insupportable et on est ravi lorsque… Mais chut ! Tout est bien qui finit bien, un roman à l’image de la vie des femmes célibataires d’aujourd’hui croulant sous les contraintes quotidiennes ; d’un milieu tout de même privilégié et vivant au cœur de la capitale française.

  • Une volonté sans fléchissement

    Une volonté sans fléchissement

    Le livre est un objet culte et l’édition tire profit de son aura.

    Cet article pour faire écho à une excellente série d’articles sur Marguerite Yourcenar, publiée sur Diacritik.
    Une femme, un écrivain que j’aime lire, que j’admire, pour de nombreuses raisons, pas seulement littéraires – son engagement pour la protection de l’environnement et la défense des animaux – J’aime la façon dont elle contrôle ses textes, leur interprétation, leur publication dans des revues littéraires ou des journaux.

    La manière dont elle gère une possible adaptation au cinéma des « Mémoires d’Hadrien », elle dit l’intérêt qu’elle manifeste pour ce projet mais ajoute aussitôt : « Mais je tiendrais, bien entendu, à avoir le plus complet droit de regard sur le commentaire (qui, en pareil cas, est presque toujours l’écueil), comme aussi sur les œuvres d’art et paysages choisis, ainsi que sur le style de la production » – Beaucoup d’auteurs devraient avoir cette exigence aux vus d’adaptations peu en rapport avec le contenu de leurs livres.
    Et surtout elle ne cède pas aux exigences du marché, à la toute puissance de l’éditeur, à cette mise en scène de l’écrivain, ou alors c’est elle qui décide de son angle de vue. « Au point de dégoût et d’exaspération où j’en suis, le succès, et même la publication, m’importent bien moins que la liberté. »
    Nous avons beaucoup à apprendre d’ « Une volonté sans fléchissement ».

    Le personnage de l’auteur, lui aussi, pourtant parfois décrié, reste un acteur de premier plan du culte porté au livre et de la mise en scène de l’édition par elle-même.

    *Lire l’article

    Marguerite Yourcenar
    À sa table de travail

    Dommage qu’elle ne soit plus là pour nous défendre. C’était une impitoyable critique littéraire qui poursuivait avec obstination et exigence son travail d’écriture et la défense de ses intérêts. Les auteurs ne vivent pas que d’eau fraîche, surtout qu’en ce moment la pluie se fait rare, toute publication doit être rémunérée : « Personne ne comprend mieux que moi les difficultés dans lesquelles se débat une jeune revue, et l’importance qu’il peut y avoir pour les auteurs à être publiés, même à titre bénévole, mais tout travail non rémunéré tend à obliger l’écrivain à faire ailleurs œuvre de littérature commerciale (ce qui le déclasse) ou encore à exercer pour vivre une autre profession (ce qui est parfois indispensable) et enfin, cela risque de faire la part trop belle au riche ou vaniteux amateur. »

    Je sais bien que lorsqu’elle dit « exercer une autre profession pour vivre… enlève les forces et les loisirs nécessaires pour son œuvre propre » cela peut faire sourire beaucoup d’autrices, d’auteurs, tant vivre de ce travail est difficile. Mais n’est-ce-pas plutôt un état que nous acceptons et laissons perdurer sans manifester pour un autre statut, un autre état ? Il y a beaucoup à dire et à faire en ce qui concerne le domaine de la création.

    Les figures idéalisées de l’auteur, du petit éditeur-artisan, du petit libraire oubliant d’être aussi un commerçant, gravitent autour de cette représentation pour maintenir l’édition et sa production en dehors du contexte qui est pourtant le leur aujourd’hui, celui des industries culturelles.

    *Lire l’article

    Une œuvre que nous devons lire et relire, elle était une grande conscience universelle de la liberté et de la lucidité, face à la déraison du monde.

    « En toi réside l’innocence, la malice peut-être, des créations dans leur fleur, avant que l’esprit de l’homme
    ne soit venu tout compliquer. »