[…] le malheur intervient, inventif, avec une variabilité dangereuse. Ne dire de lui que sa banalité, par prudence, plutôt que par pudeur, et pour le conjurer…
Quant au bonheur, trop court toujours mais dense et pulpeux, concentrer ses forces à en jouir, yeux fermés, voix en dedans…
Une citation soulignée l’an passé qui m’inspire plus que je ne saurais l’exprimer avec cette canicule qui dure depuis début avril.
Être sous la pluie, comme cela doit être divin, la bruine, légère et parfumée, être à Fowey, maintenant, avoir froid, frissonner, se pelotonner dans un épais manteau, marcher dans l’herbe verte et mouillée, respirer l’air pur, caresser l’écorce rugueuse d’un arbre, les pétales veloutés constellés de rosée, contempler la mer qui se déchaîne contre les falaises. Se promener devant Menabilly, poser ses mains sur les murs gris du manoir, ressentir ce frisson de plaisir intense.
Daphné Du Maurier se met à rêver de vivre au bord de l’eau, comme si la devise de Trébeurden, Ar Mor Eo Ma Plijadur (la mer est mon plaisir), avait été écrite rien que pour elle.
— Extrait de la biographie écrite par Tatiana de Rosnay « Manderley for ever » que j’ai adoré lire.
Assez des ordres inaudibles donnés par quelques tyrans, du haut de leurs tours de contrôle ! Les remparts et portes se brisent, assez facilement. Les citadelles, les places fortes, les camps retranchés ne résistent pas longtemps.
Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, « son chef-d’œuvre », disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je l’étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillé sur les autres enfants endormis.
[…] les femmes savent arracher le feu à son sommeil, elles accomplissent ce geste chaque matin, et depuis des centaines d’années. Ailleurs, bien loin d’ici, de grands hommes ont réfléchi sur l’humanité et sur l’univers, ils ont découvert des planètes, des vers de poésie ont vu le jour, des empereurs, des rois, des généraux ont exterminé la vie autour d’eux et c’est ainsi que l’histoire a connu ses flux et ses reflux ; les années s’assemblent en siècles et pendant tout ce temps, ici, à la limite du monde, des femmes se sont éveillées avant Dieu et les hommes pour aller s’agenouiller devant le fourneau et ranimer les braises qu’elles avaient confiées à la nuit. […]
Sans me nommer écrivaine ou auteure, autrice, ou ce qu’on veut, je dis juste que j’écris, que je ne peux me passer d’écrire, depuis toujours, et que les mots de « cette » auteure font écho à mon propre ressenti de griffonneuse…
Le secret de l’écrivain : ne pas attendre que d’autres apprécient ce que vous avez fait comme vous l’appréciez. Ne pas espérer que quiconque y perçoive les émotions que vous y avez investies. Une fois cela compris, tout ira bien. Le résultat n’est ni indifférence ni apathie – mais autonomie.
— Joyce Carol Oates
Extraits du Journal 1973-1982
de Joyce Carol Oates
Une maison totalement silencieuse, dehors la neige, du soleil et un ciel d’un bleu vif, et mon esprit vagabondait librement…
Et il m’arrive d’écrire un peu dans la soirée. Mais généralement pas : je me contente de lire, de prendre des notes. Ce qui me permet de savoir que si j’avais un emploi réellement exigeant et que je travaille ainsi cinq jours par semaine, je n’écrirais probablement pas du tout.
Pour de tels écrivains (j’espère être du nombre), l’influence la plus importante n’est pas la littérature, mais la vie même, et moins elle est familière, mieux c’est…
Je n’ai pas envie de le poster. Je pourrais le travailler et le retravailler sans fin. Chaque page pourrait être développée, chaque scène dramatisée, de nouveaux passages introduits, des passages minuscules pleins d’amour – description, méditation, atmosphère, souvenirs…
Je ne sais pas si je dois continuer à mettre l’essentiel de mon énergie dans mon écriture, ou si je dois « lâcher prise » – le talent artistique hautement conscient est-il une sorte d’égotisme… ou… est-il, en un sens, absence de moi ?
« Perfection de la vie » ou « perfection de l’art » : une alternative qui n’est pas raisonnable. Il est sûrement possible d’avoir les deux. On peut essayer, en tout cas. Mais c’est l’art qui exerce la plus forte attraction…
Il n’empêche qu’on doit laisser à une œuvre son autonomie. Les personnages revendiquent leur vie…
J’ai tendance à la paresse… Lire, marcher, regarder par la fenêtre. Debout de bonne heure ce matin, j’ai lu pendant que Ray dormait, assise sur le canapé près de la fenêtre de la terrasse, distraite par les geais bleus, les tourterelles, le ciel bleu magnifique, j’ai rêvassé, paresseuse, parfaitement heureuse.
« Seul et unique propriétaire. » Tout écrivain éprouve le désir de créer un monde fictif qui représente le monde « réel » en raccourci, en concentré, en poétique. Bellow crée ainsi son Chicago, qu’il appelle « Chicago » mais qui est néanmoins le Chicago de Bellow (et pas celui de Nelson Algren ni de Studs Terkel). Le New York de Philip Roth lui appartient en propre, au même titre que les paysages intérieurs de Beckett. Sans cela, l’art n’aurait guère d’attrait : ce serait du simple reportage.
[…] les premiers sont écrits à la main. Couverts de gribouillis, de dessins, barrés à mesure que je transfère certains passages de mes notes à un autre brouillon plus officiel. Le saut entre les notes et le premier jet est si considérable que quelque chose serait perdu de toute façon. Et le saut entre le premier et le dernier jet est également immense. Ce qui se passe sur le papier est si insignifiant comparé à ce qui se passe dans le cerveau que l’accumulation des brouillons de travail ne ferait que dérouter quiconque les étudierait…
Un journal comme un travail de prise de conscience.
Le défi : noter, sans falsifier, minimiser ni « dramatiser », les processus extraordinairement subtils par lesquels le réel est rendu plus intensément réel par l’entremise du langage. C’est-à-dire par l’entremise de l’art.
De temps à autre, un rêve/une vision profonde, vraiment alarmante, franchit la barrière et nous contraint à reconnaître la présence d’une force plus grande que nous, contenue on ne sait comment dans notre conscience.
S’occuper » est le remède à tous les maux en Amérique. C’est aussi par ce moyen que l’on détruit l’élan créateur.
Dommage que noter des événements essentiellement heureux donne, dans un journal, une impression d’auto congratulation. L’artiste doit trouver un environnement, un mode de vie, qui protégera son énergie : l’art doit être cultivé, doit avoir la priorité. Le lecteur d’un roman ne peut deviner à quel point le romancier est lui aussi un lecteur… un lecteur d’abord, puis un greffier. L’œuvre d’art travaille à se créer ; il faut seulement ne pas intervenir. La première règle de la médecine : ne pas faire de mal. Mais si c’est nécessaire, le faire avec grâce… !