Catégorie : Notes de lectures

Nous lisons parce que, même si lire n’est pas indispensable pour vivre, la vie est plus aisée, plus claire, plus ample pour ceux qui lisent que pour ceux qui ne lisent pas.

— Antoine Compagnon

  • Rencontre avec J.Kalman Stefansson

    Rencontre avec J.Kalman Stefansson

    Il s’est remis à neiger quand Ólafía les rejoint à grand-peine. Le ciel abrite une multitude de flocons. Voilà les larmes des anges, disent les Indiens au nord du Canada quand la neige tombe. Ici, il neige beaucoup et la tristesse du ciel est belle, elle est une couverture qui protège la terre du gel et illumine l’interminable hiver, mais elle peut aussi être froide et presque impitoyable.

    La tristesse des anges Actuellement en pleine lecture de « La tristesse des anges », deuxième volume de la trilogie, j’ai eu envie de faire un peu plus connaissance avec l’auteur J.K Stefansson. Je prends mon temps dans cette lecture, tant j’adore m’abreuver aux mots de cet écrivain poète. Entre le premier livre qui a laissé une empreinte éternelle sur ma vie « Entre ciel et terre » et celui que je lis maintenant, je me dis que j’ai trouvé l’auteur que j’attendais depuis longtemps. Il existe de nombreux questionnaires dans les groupes de lecture qui posent invariablement cette question : quels sont vos auteurs préférés ? Bien souvent je me suis dit que j’aurais du mal à répondre à une telle question, car je n’ai pas particulièrement d’auteur favori. Il y en a qui ont ma préférence mais ce sont plutôt les poètes. Aujourd’hui c’est différent, je pourrais répondre à la question en disant que l’un de mes auteurs préférés, celui qui déclenche en moi d’étranges rêves pendant que je le lis, celui à qui je trouve une humanité éblouissante, celui qui me fait voyager au cœur de la vie et de l’homme, c’est J.K Stefansson. Tout cela pour vous dire la raison qui m’a donné envie de faire cet article — collecter des informations sur un écrivain qui m’enchante.

    Ecoutez : Nous autres par Zoé Varier le vendredi de 20h à 21h

    Islande 1ère partie : entre terre et littérature – Rencontre avec Jon Kalman Stefansson –
    Ecoutez sur France-inter – L’émission du vendredi 2 décembre 2011 –

    Le poète qui écrivait des romans

    Propos recueillis à Paris en mars 2011,  par Mikaël Demets

    jon-kalman-stefanssonOn sent dans votre écriture une grande souplesse, comme si vous vous laissiez surprendre par ce que vous écriviez. C’est le cas ?

    Cela fait clairement partie de mon style. Je commence toujours à travailler avec un plan assez précis, mais dès que je me mets à écrire, quelque chose de nouveau me vient, quelque chose d’imprévu, que je n’aurais jamais pu imaginer. C’est là que mon écriture rejoint la poésie : je laisse la porte ouverte à l’inattendu. J’écris avec mon cœur, avec mes sentiments. Or mes sentiments changent tous les jours, évoluent selon mon humeur, les événements extérieurs… Finalement, qu’est-ce que la création, sinon cette part d’incertitude et de spontanéité ? Je n’aime pas cet aspect de la fiction qui voudrait que tout soit anticipé, calculé. Le lecteur le sentira, et il ne sera jamais touché, jamais surpris.

    Quelle fut la principale difficulté lors de l’écriture de Entre ciel et terre ?

    Écrire un roman historique m’a posé beaucoup de problèmes. Ce genre est très classique, très traditionnel, et souvent, les écrivains qui s’y collent sont obsédés par les faits, par l’Histoire. Du coup, leur personnalité tend à disparaître derrière tout ça. Je ne voulais surtout pas que cela m’arrive. J’ai donc attendu avant de me lancer dans l’écriture de ce livre, le temps d’avoir plus d’expérience, et une technique qui me permettrait de surmonter ce problème. Je me suis entraîné. Au final, je suis content d’avoir écrit un roman, et non pas un roman historique.

    http://laccoudoir.files.wordpress.com/2011/04/islande-tom-manoury.jpg

    Entre ciel et terre a beaucoup de connexions avec Le Paradis perdu de John Milton : l’un des personnages est fasciné par ce livre, vous réutilisez beaucoup de citations de Milton, et vous lui empruntez même vos titres de chapitres. Comment expliquez-vous le rapport étroit qui lie votre ouvrage avec le sien ?

    C’est venu tout seul, je ne l’ai pas vraiment décidé. A l’époque de l’écriture, je n’aurais pas su répondre à votre question : je sentais seulement que ce lien existait. J’avais un sentiment très fort qui me liait au Paradis perdu quand je travaillais sur Entre ciel et terre. Avec le recul, je pense que tout réside dans la double lecture que propose Le Paradis perdu. C’est d’abord un grand poème épique sur l’origine du monde, Adam et Eve, les débuts de l’humanité. Là où tout commence. Mais en même temps, et surtout, c’est une histoire d’amour. Simple et universelle. J’aime le balancement entre ces deux dimensions du texte. De plus, en Islande, la traduction de Milton par Jón Porláksson est d’une beauté extraordinaire, assez éloignée du poème originel, mais magnifique au point que la parution de cette version islandaise a été extrêmement importante pour notre littérature. Mais derrière ces raisons concrètes, il reste quelque chose d’indéfinissable : quand un écrivain emprunte des mots à un autre écrivain, il ne sait pas toujours l’expliquer. En tant qu’auteur, tu as les mots dans le sang, et lorsque tu écris, tu ressors tout ce que tu as à l’intérieur. C’est ainsi que Milton a surgi.

    La mer a une très grande importance dans votre roman, on pourrait presque la considérer comme le personnage principal. Faut-il y voir le reflet de l’importance qu’a l’océan pour les Islandais ?

    entre ciel et terre 200x300 RENCONTRE AVEC JON KALMAN STEFANSSON / Le poète qui écrivait des romansÊtre islandais, c’est ne pas avoir de voisins. Or vos voisins ont toujours une influence sur vous : l’Histoire de France est par exemple étroitement liée à l’Allemagne. Une partie de votre caractère a été forgée par cette relation. Mais en Islande, le voisin, c’est l’océan. Jusqu’à une époque récente, les Islandais n’étaient qu’un peuple de marins et de fermiers qui devaient sans cesse affronter ce monstre, portés par leurs fragiles embarcations. Quand on passe sa vie à lutter contre une force aussi immense et aussi puissance, cela marque forcément le caractère. En Islande, on ne peut pas échapper à la mer. Elle a imprégné notre mentalité.

    Votre écriture paraît très animiste. La nature ressemble à un corps convulsé. On dirait que vous avez calqué le rythme de votre récit sur celui de la nature.

    La vie est partout. Son cœur bat dans le vent, dans la neige, dans la mer.. Il y a un an, l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajokull a paralysé la planète entière, alors que ça n’était qu’une toute petite éruption, un détail à l’échelle de la nature. Cet événement nous a remis à notre place, rappelant combien notre conception du monde était aberrante. Aujourd’hui nous ne jurons que par le dieu Technologie, nous croyons en lui, nous avons confiance en lui. Mais il suffit d’un petit sursaut de la nature et tout se détraque. Nous devons faire évoluer notre façon de penser et remettre la nature au cœur de notre vie. La plus grosse erreur de l’humanité consiste à tracer une ligne entre l’homme et la nature.

    On a finalement l’impression que Entre ciel et terre est un texte sur les frontières, ou plutôt le dépassement des frontières. Entre poésie et fiction, entre humanité et nature et entre vie et mort.

    Tout à fait. Ce livre mélange tout. Je ne crois pas aux frontières, de manière symbolique comme de manière très concrète. Les frontières reflètent un mode de pensée limité, fermé, qui nous rend étroits d’esprit. C’est un schéma qui engendre la haine, alimente l’incompréhension et l’ignorance. Naïvement, j’écris des livres pour changer le monde. Or l’un des principaux problèmes de ce monde réside dans cette conception étriquée du territoire et de la séparation avec l’autre.

    Comme pour matérialiser cette porosité des frontières, votre récit est raconté par des personnages mystérieux, qui semblent coincés entre la vie et la mort.

    Tout à fait. C’est un groupe de personnages qui a vraisemblablement vécu dans les temps où l’histoire s’est déroulée. Ils sont coincés quelque part entre vie et mort et ne savent pas pourquoi. Alors ils racontent l’histoire de l’orphelin et de Bárdur, en espérant que cela les aide à aller ailleurs. A mourir, enfin. En définitive, le plus grand pouvoir des hommes réside dans la parole : raconter des histoires, et surtout raconter des histoires sur le passé. Si l’on ne se souvient pas des jours passés, on n’apprend jamais rien. Les mots sont la seule chose qui nous distingue des animaux. On peut tout faire avec eux, changer la vie, changer le monde. Mais en même temps, arrive toujours un moment où ils sont impuissants. Les mots possèdent toute la terreur et toute la beauté du monde à la fois. C’est sans doute pour ça que j’en ai fait mon métier.

     

    Enregistrer

  • Suite française

    Suite française

    Irène Némirovsky

    J’ai écrit un premier article lorsque j’ai commencé la lecture de ce livre. Il parle de l’auteur et du moment de la création du livre. Vous pouvez le lire en suivant ce lien : Article sur Irène Némirovsky

    Le silence et l’abandon

    Suite française

    Irène Némirovsky ne se laissa pas tourner la tête par son entrée fracassante en littérature. Elle s’étonna même qu’on fit tant de cas de David Golder, qu’elle qualifiait sans fausse modestie de « petit roman ». Elle écrivit à une amie le 22 janvier 1930 : « Comment pouvez-vous supposer que je puisse oublier ainsi mes vieilles amies à cause d’un bouquin dont on parle pendant quinze jours et qui sera tout aussi vite oublié, comme tout s’oublie à Paris ? »

    J’ai terminé la lecture de Suite française d’Irène Némirovsky, ce qui me permet d’avoir une autre vision de la guerre, des français, des allemands, et surtout de l’humanité. Je peux dire que cette lecture m’a laissé un goût amer dans le cœur. Bien sûr,  les lectures qui tournent autour de ces sujets douloureux sont souvent bouleversantes, mais là c’était différent. Un tableau sombre du peuple français et de son manque d’esprit solidaire.

    Sauve qui peut,  moi d’abord, les autres s’il reste de la place, et si on peut en jeter quelques uns  au milieu de la tempête ce sera plus confortable…

    La manière dont  l’auteure parle du comportement des gens  fait bien souvent grincer les dents. Difficile d’avaler la lâcheté de certains, l’acceptation de l’humiliation, les dénonciations, la collaboration dès les premières années de la guerre. Chacun est abandonné à son sort et il faut se méfier des autres, les allemands sont parfois plus arrangeants que les collègues ou les voisins. On est en guerre contre les allemands mais aussi et d’une manière qui fait froid dans le dos contre tous les français qui veulent garder leur confort et leur sécurité. Certains  sont prêts à tout pour ne rien perdre de leurs privilèges, d’autres laissent leur plus vils instincts s’épanouir.  Camouflée au milieu d’une débâcle indescriptible, dans un chaos hétéroclite de piétons et de véhicules de toutes sortes gênant le déplacement des troupes, l’ombre de l’âme se déploie et s’agrandit.

    « Pour soulever un poids si lourd
    Sisyphe, il faudrait ton courage.
    Je ne manque pas de cœur à l’ouvrage
    Mais le but est long et le temps est court. »

    En juin, lorsque les troupes allemandes s’approchèrent de Paris, les populations d’Île-de-France s’enfuirent à leur tour. Des bagarres eurent lieu pour pouvoir prendre les trains (trains d’abord de voyageurs puis devant l’afflux, réquisition de trains de bestiaux). Des millions de personnes s’exilèrent.  Le gouvernement français  s’était enfui de Paris dès le 11 juin 1940 pour gagner Bordeaux.

    exode

    L’exode de 1940 en France est une fuite massive de la population française en mai-juin 1940 lorsque l’armée allemande envahit la majorité du territoire national pendant la bataille de France, après la percée de Sedan. Cet exode est un des mouvements de masse le plus important du XXe siècle en Europe.

    C’est ce livre que j’aurais dû lire l’année de première au lycée lorsqu’on étudie la guerre 39-45.

    La guerre est une vermine qui contamine toutes les rives, elle n’épargne personne. La force qui permet d’avancer et de tenir bon est bien sûr au cœur de nous-même, lorsqu’on fait ce qui doit être fait. C’est à dire sauver les hommes des tyrans, des despotes, des lâches, de la souffrance.  Il ne s’agit pas ici de gagner des batailles avec des armes lourdes, il s’agit de vaincre la plus dure d’entre elles, la plus éprouvante, la plus sournoise, celle contre soi-même, celle contre la peur, celle contre nos faiblesses…

    Irène Némirovsky est une grande auteure qui ne se plaint jamais, qui peint avec ses mots et une lucidité étonnante et courageuse ce qui se passe sous ses yeux, alors qu’elle court un grand danger. J’aurais aimé la connaître et parler avec elle de sa passion pour la littérature. Je vais certainement lire ses autres livres.
    « Il la revit dans sa mémoire. Elle n’était pas laide, non, elle n’était pas laide. Au fond, c’était touchant, cet amour… Il le devait au prestige de ses livres, de son esprit rayonnant à travers les pages imprimées. »
    Avant d’entamer un nouveau livre de la liste du prix des lectrices,  je pense que je vais faire une pause et lire une BD ou un livre plus joyeux, plus léger. Mes nuits commencent à être difficiles,  il me faut des pages poétiques et douces…

    Mémoire à transmettre pour ceux qui ont connu et connaissent encore aujourd’hui le drame de l’intolérance
    — Denise Epstein

  • L’exode de juin 1940

    L’exode de juin 1940

    vécu par Irène Némirovsky

    Roman : Suite française

    irene-nemirovsky

    Me voici partie dans le feu de l’histoire. L’exode de juin 1940. Je découvre cette auteure, et bien que le sujet ne m’enthousiasme pas énormément, par respect pour le vécu de cette femme  j’irais certainement jusqu’au bout du livre. Quand je dis que le sujet ne m’enthousiasme pas, c’est à propos de la guerre, de cette guerre 39-45 qui nous poursuit, dans les études et bien après. Je n’oublie pas l’émotion dans laquelle m’avait plongé « Le journal d’Anne Franck » pendant mes années de collège. Peut-être ai-je encore des choses à découvrir sur cette page de notre histoire qui soulève toujours des questions. Je suis française et même si je ne me sens pas coupable des erreurs de mes ancêtres, je m’interroge sur l’humanité, sur ses réactions dans les moments les plus difficiles de notre existence. En tout cas, je me réjouis de cette rencontre avec cette femme passionnée de littérature avec qui j’aurais pu partager cette passion commune. Je sais déjà aux premiers mots lus qu’elle va m’emporter dans sa suite …

    Notes manuscrites d’Irène Némirovsky relevées dans son cahier

    Mon Dieu ! Que me fait ce pays ?
    Puisqu’il me rejette, considérons-le froidement, regardons-le perdre son honneur et sa vie. Et les autres que me sont-ils ? Les Empires meurent. Rien n’a d’importance.  Si on le regarde du point de vue mystique ou du point de vue personnel, c’est tout un. Conservons une tête froide. Durcissons-nous le cœur. Attendons.

    Quelques  brèves questions ….

    Ce qui importe avant tout c’est l’œuvre, mais ici le contexte est important. Un aperçu rapide de sa naissance et du moment de l’écriture du livre.

    Qui est-elle ?  D’où vient-elle ?

    Irène Némirovsky est originaire de Kiev, née en 1903 dans une famille de financiers juifs russes. Son père, Léon Némirovsky, était un des plus riches banquiers de Russie. 1914, Les Némirovsky s’installent à Saint Pétersbourg. Malgré l’excellence de ses précepteurs, Irène sera une enfant malheureuse et solitaire, ses parents portant peu d’intérêt pour leur foyer. Elle adore néanmoins son père, toujours pris par ses affaires ou par le jeu au casino. Presque haïe par sa mère, ainsi que l’évoqueront plus tard ses livres tels que Le Bal, Le Vin de solitude ou Jézabel, Irène trouve quelque refuge dans l’écriture et la lecture. Dans sa jeunesse, elle viendra très souvent en France avec ses parents, quittant chaque été l’Ukraine pour Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Hendaye ou la Côte-d’Azur, lorsque ce n’était pas la Crimée.

    Elle apprend le français avant de connaître le russe. Mais lorsque la révolution éclate dans le pays en 1917, Léon Némirovsky préfère éloigner sa petite famille du pays en crise et s’installe en France en juillet 1919. Irène reprend alors brillamment ses études et décroche en 1926 sa licence de lettres à la Sorbonne.

    Pourquoi ce livre ?

    En 1938, Irène Némirovsky et Michel Epstein son mari,  se voient refuser la nationalité française, mais n’envisagent toutefois pas l’exil, persuadés que la France défendrait ses juifs. Ils préfèrent toutefois envoyer leurs deux filles dans le Morvan. Lâchée par ses amis et son éditeur, Irène porte l’étoile jaune. Elle rejoint, accompagnée par son mari, ses deux filles dans le petit village où elles étaient cachés. C’est là qu’Irène Némirovsky rédigera le récit de Suite française, persuadée qu’elle allait bientôt mourir.

    En 2004, Denise Némirovsky découvre au fond d’une malle le manuscrit inachevé de Suite française, qui raconte, entre autres, l’exode de juin 1940, faits de lâchetés et de petits élans de solidarité. Elle se décide à le publier, et le roman a la surprise de se voir consacré du prestigieux prix Renaudot. Surprise, car c’est la première fois dans son histoire que le prix est remis à un auteur disparu. Mais ce n’est que justice quand on sait que jamais Irène Némirovsky n’avait été distinguée de son vivant.

    Mon article sur cette lecture

    Enregistrer

    Enregistrer

    Enregistrer

  • Entre ciel et terre

    Entre ciel et terre

    Jón Kalman Stefánsson

    Sá sem ekki lifir í skáldskap lifir ekki af hér á jörðinni. Halldór Laxness, Kristnihald undir Jökli.
    « Celui qui ne vit pas en poésie ne saurait survivre ici-bas. »

    — Jón Kalman Stefánsson, Traduction : Régis Boyer

    ciel-etoile-islande

    Nous vivons au fond d’une cuvette : le jour s’écoule, le soir se pose ; elle s’emplit lentement de ténèbres, puis les étoiles s’allument au-dessus de nos têtes où elles scintillent éternellement, comme porteuses d’un message urgent, mais lequel et de qui ? Que veulent-elles de nous et peut-être surtout : que voulons-nous d’elles ?
    J.K Stefánsson

    Résumé

    Le gamin, la mer et le paradis perdu

    entre-ciel-et-terre

    Il y a plus d’un siècle en Islande, dans un baraquement au fond d’un fjord, sont réunis pendant la saison de pêche à la morue des hommes qui vivent de la mer. Dans ce monde rude presque uniquement masculin, « Le gamin » et son ami Bárður font figures d’exceptions, ils partagent une passion commune pour les livres. Dans cet univers de ténèbres, ces deux là ont trouvé quelques rayons de lumière. Il y a Andréa la cantinière qui donne un peu de tendresse et de chaleur aux jours passés à terre. Sigria, la jeune femme que Bárður aime et dont la présence, même en rêve, adoucit les projets d’avenir.  Les livres, remplis de ces  mots qui réenchantent la vie et  qu’ils vont chercher au village chez un vieux capitaine aveugle. Et puis leur amitié sincère qui les maintient à la surface et les empêche de se noyer. Des petits passages de Paradis que Bárður et  « le gamin » protègent pour éloigner l’enfer d’une vie sans passion ni bonheur.

    Les mots sont ses compagnons les plus dévoués et ses amis les plus fidèles, ils se révèlent pourtant inutiles au moment où il en aurait le plus besoin.
    Une nuit de pêche, dans la modeste barque qui fait face à des éléments gigantesques, sous des latitudes extrêmes où le froid ressemble à l’enfer, Bárður qui a pris le temps d’apprendre un court passage du « Paradis perdu » de Milton tant ses mots résonnent dans son coeur découvre horrifié que ce temps de lumière volé à l’ombre pesante de leur quotidien de pêcheur lui a fait oublier sa vareuse ..

    S’en vient le soir
    Qui pose sa capuche
    Emplie d’ombre
    Sur toute chose
    Tombe le silence


    plume-et-encrier

    Ce que j’en pense : C’est un livre profond, de ceux que l’on ne peut oublier. L’écriture est belle, limpide, poétique, elle nous emporte avec puissance sur cette île de l’Atlantique qui n’est peut-être pas si lointaine. Les pensées qui traversent les personnages tout au long du livre, même si cela se déroule il y a un siècle, sont tellement communes aux nôtres. L’enfer et le paradis, le ciel et la terre, et nous au milieu avec nos espoirs et nos craintes.

    Ils avancent à vive allure, livrant contre les ténèbres une course tout à fait bienvenue puisque l’existence humaine se résume à une course contre la noirceur du monde, les traîtrises, la cruauté, la lâcheté, une course qui paraît si souvent tellement désespérée, mais que nous livrons tout de même tant que l’espoir subsiste.

    J’aime les mots  que l’auteur a choisi pour décrire les paysages froids d’Islande, la grande falaise déchiquetée, les routes suspendues, l’infranchissable, les montagnes noires comme du charbon qui s’avancent saillantes et sombres, la mer verdâtre à trente mètres,  il connaît bien l’âme de son pays et ses phrases dessinent le paysage avec tant de précision qu’elles donnent parfois le vertige. J’aime les rêves de Bárður,  il rêve d’études, rêve de Copenhague, où il y a des tours et d’innombrables rues dans lesquelles se perdre, il rêve d’accomplir de grandes choses car sinon, pourquoi diable vivons-nous ? J’aime les incertitudes du gamin, sa timidité, son manque d’assurance. Les hommes lèvent les yeux, le toisent et, alors, voilà que se produit cette chose insupportable , cette chose pour laquelle il se méprise, la timidité balaie sa douleur et son deuil, lui ôte toute pensée, il n’est plus qu’embarras, manque d’assurance… ces sentiments sont si semblables aux nôtres.


    paradis-perdu

    L’histoire qui se passe sur une île somptueuse et hostile à la fois, les portraits magnifiquement esquissés, le verbe baigné de poésie  et de justesse font de ce roman un grand moment de littérature. Il nous interroge sur le sens de la vie. Ce n’est pas par hasard si l’auteur met dans les mains de Bárður « Le Paradis perdu » de Milton car il n’a de cesse de  mettre en scène la dualité paradis/ enfer à travers tout le livre. J.K Stefánsson nous raconte la vie des pêcheurs de morue, les assauts répétés des éléments infernaux qui les entourent lorsque la mer se creuse et que le vent fouette leurs corps et les malmène, puis il nous décrit le moment de la tartine trempée dans le café chaud prés du poêle sous le regard bienveillant d’Andréa,  et l’on comprend alors que ce moment vaut toutes les images de paradis. J’aime les instants de paradis qu’il suggère car ils sont simples et à la portée de tous.
    Où est l’enfer ? Est-il cette mer déchaînée qui veut les faire chavirer, ce vent fort et rempli de bourrasques de neige qui bourdonne et s’acharne sur eux,  ce froid qui va glacer le coeur de Bárður ? Est-il cette flamme figée dans les yeux des hommes assis à ses cotés tandis qu’il se meurt, est-il cette absence de regards compatissants et solidaires alors que le souffle de la vie l’abandonne. S’est-il déjà frayé un chemin dans l’âme de ses compagnons si acharnés dans leur travaux de pêche qu’ils  ne feront pas demi-tour assez vite pour le sauver, tenter de le sauver…

    L’enfer n’est-ce-pas encore et toujours les hommes ? Je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’aurait été la vie de Bárður, auquel on s’attache très vite,  si les pêcheurs avaient décidé que sa vie avait plus de valeur que la morue à rapporter. Cette pêche est-elle si vitale qu’ils doivent lui sacrifier une vie ? Sa passion des mots lui a fait commettre une erreur redoutable en oubliant sa vareuse mais doit-il le payer si cher ? Pour moi, à cet instant de la lecture les ténèbres qui me faisaient frémir à travers l’hostilité du paysage changent de visage et deviennent encore plus hideuses dans le manque de solidarité et de chaleur des hommes. Car ce qui lui est fatal ce n’est ni sa passion pour la poésie,  ni l’oubli de la vareuse, c’est surtout l’absence de réaction des hommes qui ne se retournent pas assez vite pour inverser le destin. Seul, mais cela il l’est déjà depuis longtemps « le gamin » restera lumineux et fera tout ce qu’il peut pour le sauver.
    « Le gamin », un ange perdu dans un nuage de ténèbres épaisses, qui devra chercher un passage vers la vie…

    Pourquoi la vie en éprouve t-elle certains plus que d’autres ?


    Dans  la deuxième partie du livre, on suit le jeune garçon dans son initiation, qui nous emporte au cœur du pays, plus loin dans les terres. Nous entrons dans le village de pêcheurs où de nouveaux personnages apparaissent. L’ auteur tisse des portraits de femmes remarquables et nous découvrons des bribes de vie souvent tragiques mais parfois traversées par un éclat de lumière. Comme cet instant ou une femme nommée Gunnhildur propose à un homme, Jon, de partager sa vie pour réchauffer leurs jours.

    marcheur

    [ … ] toi et moi sommes célibataires en ce monde, je peine à élever un petit enfant que cette saleté d’homme en habit refuse de reconnaître, je n’ai personne pour me soutenir, absolument personne avec qui discuter le soir, sans parler du reste. Et tu es là, tout seul, avec ton cœur généreux. Tu peux être très courageux, mais tu fais peine à voir en ce moment. Je crois que tu es en train de mourir de solitude et de tristesse. Il n’y a aucune honte à cela, mais c’est parfaitement inutile. Vois donc un peu, nous pourrions très bien continuer à nous débattre chacun de notre coté, j’y survivrais, pas très brillamment [ … ]  Dieu t’a donné un cœur bon et beau en oubliant malheureusement de l’équiper d’une carapace. Tout est en train de t’échapper, tu ne tarderas pas à perdre ta maison,  puis ton indépendance et tu finiras par perdre la vie. Pourquoi laisserions-nous cela se produire, à quoi cela servirait-il ? Qu’en dirais-tu , mon cher Jon,  si je venais m’installer ici  … ta tanière,  ensemble nous la changerions en un doux foyer?

    Peut-être le gamin trouvera t-il  près de ces femmes qui savent écouter, quelque réconfort, un peu d’attention, un éclat de paradis. Sous la plume de l’auteur elles semblent plus douées pour la vie. Leurs vies croisent de furtifs amants venus de pays étrangers  et des hommes qu’il faut presque materner.  Brynjolfur le marin alcoolique qui ne sait plus rentrer chez lui et le vieux capitaine aveugle ont déjà glissé sur des pentes infernales et il n’est pas  sûr qu’il leur reste assez de vue pour entrevoir la lumière.
    Le voyage du « gamin », autant extérieur qu’intérieur, sa quête du sens de la vie, nous laisse encore,  alors que le livre est refermé bien des questions au bord des lèvres. Une histoire à laquelle il n’y a pas réellement de fin, tout est possible après la dernière phrase. A chacun d’imaginer comment ce jeune homme échappé de l’enfer déroulera les  jours qui lui restent à écrire.

    Il est facile de se bercer d’illusions lorsqu’on est seul, on peut presque se fabriquer une personnalité, se montrer plein de sagesse, de mesure, avoir réponse à tout, mais il en va autrement parmi les gens, la chose nécessite un effort, là, tu n’es plus aussi mesuré, absolument pas aussi sage, parfois tu n’es même qu’un fichu crétin qui débite toutes sortes d’âneries.


    entre-ciel-et-terreLisez « Entre Ciel et terre »


    Extraits

    Parfois, c’est dans le sommeil qu’on est le plus heureux, tu y es à l’abri, le monde ne t’atteint pas. Tu rêves de sucre candi et de jours de soleil.

    Tout ce que nous pouvons faire , c’est espérer au plus profond de nous-mêmes, à l’endroit où bat le cœur et où s’encrent les rêves, qu’aucune vie ne soit en vain, ne soit sans but.

    La vie a cet avantage par rapport à la mort que, d’une certaine manière, tu sais à quoi t’attendre,  la mort est en revanche une grande incertitude et il est peu de chose dont l’homme s’accommode aussi mal que de l’incertitude, elle est le pire de tout.

    Plage de Dalvik

    Certains mots sont des balles de fusil, d’autres des notes de violon. Certains sont capables de faire fondre la glace qui nous enserre le cœur (…) quand les jours sont contraires et que nous ne sommes peut être ni vivants ni morts.


    jon-kalman-stefanssonQui est J.K. Stefansson ?

    Nationalité : Islande
    Né à : Reykjavik – le 17.12.1963
    Biographie : Après ses études au collège, qu’il termine en 1982, il travaille dans les secteurs de la pêche et de la maçonnerie jusqu’en 1986. Il entame jusqu’en 1991, sans les terminer, des études de littérature à l’université. Il donne des cours dans différentes écoles et rédige des articles pour un journal, à Copenhague. Il rentre en Islande et , jusqu’en 2000, il s’occupe de la Bibliothèque municipale de Mosfellsbaer. Depuis, il se consacre à l’écriture de contes et de romans. Il a publié cinq romans dont deux traduits en français :
    Entre ciel et terre Gallimard (2010)
    La tristesse des Anges Gallimard (2011)
    Le cœur de l’homme Gallimard (2012)


    Quelques liens :  Islande , l’île des femmes

  • Première lecture

    Première lecture

    Entre ciel et terre

    Pour commencer le prix des lectrices, j’ai décidé de faire un tirage au sort. Le premier livre sorti du chapeau est celui de Jon Kalman Stefànsson,  Entre ciel et terre. D’ailleurs à la librairie près de chez moi il n’avait que très peu des livres sélectionnés, il faudra que je les commande ou que j’aille à la bibliothèque, ou peut-être sur le web … mais une chose est sûre ils avaient « Entre ciel et terre « . Le hasard, mais est-ce vraiment le hasard ? a décidé que les premiers mots lus seraient ceux de cet auteur Islandais. Dès la première page, j’ai su qu’il allait m’embarquer pour une lointaine destination …

    entre-ciel-et-terreJe raconterais ce voyage à mon retour de terra incognita, car ce pays d’Islande l’est pour moi.

    Les premiers mots  de J.K. Stefànsson m’ont déjà emporté loin du tumulte des fêtes. Ce premier choix de livre est une étrange coïncidence car je travaille depuis plus d’un an sur une histoire qui parle d’un marin parti pêcher en Islande, disons que c’est le prologue de ma fiction. Je dévore donc depuis des mois des livres sur les pêcheurs, les Terre-neuvas, les Islandais, les Cap-horniers. Ce choix m’a donc déjà confirmé que mon envie de faire parti de ce prix était une excellente idée mais il me rappelle aussi de ne pas oublier cette fiction qui fait vibrer ma plume et mon cœur depuis des mois. La photo sur la première page de couverture ne m’est pas inconnue, comme si je connaissais déjà un peu ce « gamin » pris dans la tourmente d’une vie entre ciel et terre …

    J’aime les signes, les rencontres inattendues, ils me disent à leur façon que je suis sur le bon chemin…