Entre ciel et terre

Jón Kalman Stefánsson

Sá sem ekki lifir í skáldskap lifir ekki af hér á jörðinni. Halldór Laxness, Kristnihald undir Jökli.
« Celui qui ne vit pas en poésie ne saurait survivre ici-bas. »

— Jón Kalman Stefánsson, Traduction : Régis Boyer

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Nous vivons au fond d’une cuvette : le jour s’écoule, le soir se pose ; elle s’emplit lentement de ténèbres, puis les étoiles s’allument au-dessus de nos têtes où elles scintillent éternellement, comme porteuses d’un message urgent, mais lequel et de qui ? Que veulent-elles de nous et peut-être surtout : que voulons-nous d’elles ?
J.K Stefánsson

Résumé

Le gamin, la mer et le paradis perdu

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Il y a plus d’un siècle en Islande, dans un baraquement au fond d’un fjord, sont réunis pendant la saison de pêche à la morue des hommes qui vivent de la mer. Dans ce monde rude presque uniquement masculin, « Le gamin » et son ami Bárður font figures d’exceptions, ils partagent une passion commune pour les livres. Dans cet univers de ténèbres, ces deux là ont trouvé quelques rayons de lumière. Il y a Andréa la cantinière qui donne un peu de tendresse et de chaleur aux jours passés à terre. Sigria, la jeune femme que Bárður aime et dont la présence, même en rêve, adoucit les projets d’avenir.  Les livres, remplis de ces  mots qui réenchantent la vie et  qu’ils vont chercher au village chez un vieux capitaine aveugle. Et puis leur amitié sincère qui les maintient à la surface et les empêche de se noyer. Des petits passages de Paradis que Bárður et  « le gamin » protègent pour éloigner l’enfer d’une vie sans passion ni bonheur.

Les mots sont ses compagnons les plus dévoués et ses amis les plus fidèles, ils se révèlent pourtant inutiles au moment où il en aurait le plus besoin.
Une nuit de pêche, dans la modeste barque qui fait face à des éléments gigantesques, sous des latitudes extrêmes où le froid ressemble à l’enfer, Bárður qui a pris le temps d’apprendre un court passage du « Paradis perdu » de Milton tant ses mots résonnent dans son coeur découvre horrifié que ce temps de lumière volé à l’ombre pesante de leur quotidien de pêcheur lui a fait oublier sa vareuse ..

S’en vient le soir
Qui pose sa capuche
Emplie d’ombre
Sur toute chose
Tombe le silence


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Ce que j’en pense : C’est un livre profond, de ceux que l’on ne peut oublier. L’écriture est belle, limpide, poétique, elle nous emporte avec puissance sur cette île de l’Atlantique qui n’est peut-être pas si lointaine. Les pensées qui traversent les personnages tout au long du livre, même si cela se déroule il y a un siècle, sont tellement communes aux nôtres. L’enfer et le paradis, le ciel et la terre, et nous au milieu avec nos espoirs et nos craintes.

Ils avancent à vive allure, livrant contre les ténèbres une course tout à fait bienvenue puisque l’existence humaine se résume à une course contre la noirceur du monde, les traîtrises, la cruauté, la lâcheté, une course qui paraît si souvent tellement désespérée, mais que nous livrons tout de même tant que l’espoir subsiste.

J’aime les mots  que l’auteur a choisi pour décrire les paysages froids d’Islande, la grande falaise déchiquetée, les routes suspendues, l’infranchissable, les montagnes noires comme du charbon qui s’avancent saillantes et sombres, la mer verdâtre à trente mètres,  il connaît bien l’âme de son pays et ses phrases dessinent le paysage avec tant de précision qu’elles donnent parfois le vertige. J’aime les rêves de Bárður,  il rêve d’études, rêve de Copenhague, où il y a des tours et d’innombrables rues dans lesquelles se perdre, il rêve d’accomplir de grandes choses car sinon, pourquoi diable vivons-nous ? J’aime les incertitudes du gamin, sa timidité, son manque d’assurance. Les hommes lèvent les yeux, le toisent et, alors, voilà que se produit cette chose insupportable , cette chose pour laquelle il se méprise, la timidité balaie sa douleur et son deuil, lui ôte toute pensée, il n’est plus qu’embarras, manque d’assurance… ces sentiments sont si semblables aux nôtres.


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L’histoire qui se passe sur une île somptueuse et hostile à la fois, les portraits magnifiquement esquissés, le verbe baigné de poésie  et de justesse font de ce roman un grand moment de littérature. Il nous interroge sur le sens de la vie. Ce n’est pas par hasard si l’auteur met dans les mains de Bárður « Le Paradis perdu » de Milton car il n’a de cesse de  mettre en scène la dualité paradis/ enfer à travers tout le livre. J.K Stefánsson nous raconte la vie des pêcheurs de morue, les assauts répétés des éléments infernaux qui les entourent lorsque la mer se creuse et que le vent fouette leurs corps et les malmène, puis il nous décrit le moment de la tartine trempée dans le café chaud prés du poêle sous le regard bienveillant d’Andréa,  et l’on comprend alors que ce moment vaut toutes les images de paradis. J’aime les instants de paradis qu’il suggère car ils sont simples et à la portée de tous.
Où est l’enfer ? Est-il cette mer déchaînée qui veut les faire chavirer, ce vent fort et rempli de bourrasques de neige qui bourdonne et s’acharne sur eux,  ce froid qui va glacer le coeur de Bárður ? Est-il cette flamme figée dans les yeux des hommes assis à ses cotés tandis qu’il se meurt, est-il cette absence de regards compatissants et solidaires alors que le souffle de la vie l’abandonne. S’est-il déjà frayé un chemin dans l’âme de ses compagnons si acharnés dans leur travaux de pêche qu’ils  ne feront pas demi-tour assez vite pour le sauver, tenter de le sauver…

L’enfer n’est-ce-pas encore et toujours les hommes ? Je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’aurait été la vie de Bárður, auquel on s’attache très vite,  si les pêcheurs avaient décidé que sa vie avait plus de valeur que la morue à rapporter. Cette pêche est-elle si vitale qu’ils doivent lui sacrifier une vie ? Sa passion des mots lui a fait commettre une erreur redoutable en oubliant sa vareuse mais doit-il le payer si cher ? Pour moi, à cet instant de la lecture les ténèbres qui me faisaient frémir à travers l’hostilité du paysage changent de visage et deviennent encore plus hideuses dans le manque de solidarité et de chaleur des hommes. Car ce qui lui est fatal ce n’est ni sa passion pour la poésie,  ni l’oubli de la vareuse, c’est surtout l’absence de réaction des hommes qui ne se retournent pas assez vite pour inverser le destin. Seul, mais cela il l’est déjà depuis longtemps « le gamin » restera lumineux et fera tout ce qu’il peut pour le sauver.
« Le gamin », un ange perdu dans un nuage de ténèbres épaisses, qui devra chercher un passage vers la vie…

Pourquoi la vie en éprouve t-elle certains plus que d’autres ?


Dans  la deuxième partie du livre, on suit le jeune garçon dans son initiation, qui nous emporte au cœur du pays, plus loin dans les terres. Nous entrons dans le village de pêcheurs où de nouveaux personnages apparaissent. L’ auteur tisse des portraits de femmes remarquables et nous découvrons des bribes de vie souvent tragiques mais parfois traversées par un éclat de lumière. Comme cet instant ou une femme nommée Gunnhildur propose à un homme, Jon, de partager sa vie pour réchauffer leurs jours.

marcheur

[ … ] toi et moi sommes célibataires en ce monde, je peine à élever un petit enfant que cette saleté d’homme en habit refuse de reconnaître, je n’ai personne pour me soutenir, absolument personne avec qui discuter le soir, sans parler du reste. Et tu es là, tout seul, avec ton cœur généreux. Tu peux être très courageux, mais tu fais peine à voir en ce moment. Je crois que tu es en train de mourir de solitude et de tristesse. Il n’y a aucune honte à cela, mais c’est parfaitement inutile. Vois donc un peu, nous pourrions très bien continuer à nous débattre chacun de notre coté, j’y survivrais, pas très brillamment [ … ]  Dieu t’a donné un cœur bon et beau en oubliant malheureusement de l’équiper d’une carapace. Tout est en train de t’échapper, tu ne tarderas pas à perdre ta maison,  puis ton indépendance et tu finiras par perdre la vie. Pourquoi laisserions-nous cela se produire, à quoi cela servirait-il ? Qu’en dirais-tu , mon cher Jon,  si je venais m’installer ici  … ta tanière,  ensemble nous la changerions en un doux foyer?

Peut-être le gamin trouvera t-il  près de ces femmes qui savent écouter, quelque réconfort, un peu d’attention, un éclat de paradis. Sous la plume de l’auteur elles semblent plus douées pour la vie. Leurs vies croisent de furtifs amants venus de pays étrangers  et des hommes qu’il faut presque materner.  Brynjolfur le marin alcoolique qui ne sait plus rentrer chez lui et le vieux capitaine aveugle ont déjà glissé sur des pentes infernales et il n’est pas  sûr qu’il leur reste assez de vue pour entrevoir la lumière.
Le voyage du « gamin », autant extérieur qu’intérieur, sa quête du sens de la vie, nous laisse encore,  alors que le livre est refermé bien des questions au bord des lèvres. Une histoire à laquelle il n’y a pas réellement de fin, tout est possible après la dernière phrase. A chacun d’imaginer comment ce jeune homme échappé de l’enfer déroulera les  jours qui lui restent à écrire.

Il est facile de se bercer d’illusions lorsqu’on est seul, on peut presque se fabriquer une personnalité, se montrer plein de sagesse, de mesure, avoir réponse à tout, mais il en va autrement parmi les gens, la chose nécessite un effort, là, tu n’es plus aussi mesuré, absolument pas aussi sage, parfois tu n’es même qu’un fichu crétin qui débite toutes sortes d’âneries.


entre-ciel-et-terreLisez « Entre Ciel et terre »


Extraits

Parfois, c’est dans le sommeil qu’on est le plus heureux, tu y es à l’abri, le monde ne t’atteint pas. Tu rêves de sucre candi et de jours de soleil.

Tout ce que nous pouvons faire , c’est espérer au plus profond de nous-mêmes, à l’endroit où bat le cœur et où s’encrent les rêves, qu’aucune vie ne soit en vain, ne soit sans but.

La vie a cet avantage par rapport à la mort que, d’une certaine manière, tu sais à quoi t’attendre,  la mort est en revanche une grande incertitude et il est peu de chose dont l’homme s’accommode aussi mal que de l’incertitude, elle est le pire de tout.

Plage de Dalvik

Certains mots sont des balles de fusil, d’autres des notes de violon. Certains sont capables de faire fondre la glace qui nous enserre le cœur (…) quand les jours sont contraires et que nous ne sommes peut être ni vivants ni morts.


jon-kalman-stefanssonQui est J.K. Stefansson ?

Nationalité : Islande
Né à : Reykjavik – le 17.12.1963
Biographie : Après ses études au collège, qu’il termine en 1982, il travaille dans les secteurs de la pêche et de la maçonnerie jusqu’en 1986. Il entame jusqu’en 1991, sans les terminer, des études de littérature à l’université. Il donne des cours dans différentes écoles et rédige des articles pour un journal, à Copenhague. Il rentre en Islande et , jusqu’en 2000, il s’occupe de la Bibliothèque municipale de Mosfellsbaer. Depuis, il se consacre à l’écriture de contes et de romans. Il a publié cinq romans dont deux traduits en français :
Entre ciel et terre Gallimard (2010)
La tristesse des Anges Gallimard (2011)
Le cœur de l’homme Gallimard (2012)


Quelques liens :  Islande , l’île des femmes

Par Marie an Avel

Autrice indépendante. J'écris et je publie des livres illustrés : jeunesse, adulte, livre audio.

6 commentaires

  1. Ton billet est superbe ! vraiment ! un réel plaisir de te lire et j’ai hâte de pouvoir m’engouffrer dans la poésie, les mots de Stefansson (il est dans ma PAL et je le lis dans le cadre d’un challenge)
    Merci !
    bonne soirée 🙂

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    1. …il y a encore quelque chose en moi qui est resté sur l’île … c’est plus lisible. Excuse-moi pour la faute. En parallèle du prix des lectrices je lis H.D Thoreau  » Walden ou la vie dans les bois « , c’est toujours d’actualité, souvent drôle, du moins ça fait sourire. Il y a des passages assez longs et très détaillés mais sa réflexion sur notre civilisation mérite le détour. Un hymne à la nature à savourer tranquillement …
      Bon, Il faut que je me remette au travail … bonne journée!

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      1. Excuse-moi, je te parle « d’un » challenge alors que c’est par ce biais que j’ai découvert ton blog. J’aurais pu mettre Le prix des lectrices directement. Je ne connais pas l’auteur dont tu parles mais je le note dans mon carnet, j’ai été voir les diverses ouvrages qu’il a écrit et cela m’intéresse beaucoup, alors merci 🙂
        Bon courage et belle journée 🙂

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