La notation et le passage de la note au roman
Le problème de la Notation, l’acte de noter des choses avant d’écrire :
« J’aurais pu choisir par exemple des carnets de romancier, ou bien un journal biographique (la notation du Présent). J’ai préféré, par goût et aussi parce que serrant au plus près le problème de la forme brève qui est le problème qui m’intéresse dans la notation, parler de cette forme brève que j’aime entre toutes et qui est comme l’essence même de la Notation : le haïku japonais.
*Le haïku ou le haïkaï, est un tercet, un groupe de trois petits vers.
Toute l’œuvre de Dante, toute La Divine Comédie, est écrite en tercets. L’écriture de La Divine Comédie est fondée sur la « tierce rime », strophe formée de trois vers dont le premier rime avec le troisième et le deuxième avec le premier de la strophe suivante.
De Proust, tirée des Chroniques : « Raconter les événements, c’est faire connaître l’opéra par le livret seulement ; mais si j’écrivais un roman, je tâcherais de différencier les musiques successives des jours » – ceci ayant été écrit avant la Recherche bien entendu.
Cette citation est exemplaire, car la musique successive des jours, c’est précisément le haïku. C’est le haïku qui prend en charge la musique successive des jours, le présent, la moire des instants, mais en même temps, à l’autre bout, il y a tout de même écrire un roman, c’est-à-dire faire se succéder des événements. Cette citation forme donc la clef et le lien des deux pivots. D’où, au fond, ceci : peut-être que ce qui est fantasmé, c’est le Roman comme Opéra, en cherchant du côté de l’opéra une clef possible, un discours possible sur le roman. »
COMME SI
« Vous allez faire un roman, vous prenez un risque énorme. On ne m’a pas bien précisé quel risque, mais je le sens très bien, ce risque, et je dirais que c’est un risque « magique ». En effet, dire, à l’avance, c’est bien connu dans toutes les magies du monde, c’est détruire ; nommer trop tôt, c’est attirer le mauvais sort (c’est la fable de la Peau de l’ours : je suis en train de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué).
Je prends ce risque très au sérieux, je m’empêche toujours de parler du livre que je vais faire. Qu’est-ce que vous allez écrire ? Qu’est-ce que vous écrivez ? Je réponds d’une façon, en général, extrêmement évasive.
Pourquoi cette fois-ci prendre ce risque et, pour ainsi dire, provoquer les dieux ? Parce qu’il fait partie d’une mutation (Le Milieu du Chemin de la Vie) : cette mutation implique en effet la considération d’une sorte de « Plus rien à perdre ». Je prends le risque d’annoncer le roman que je veux faire parce que je considère, à tort ou à raison mais sincèrement, que je n’ai plus rien à perdre.
Plus rien à perdre n’est pas du tout un mot de desperado, mais plutôt la recherche d’une opposition, d’une résistance réfléchie à cette expression si française : « perdre la face ». J’ai toujours l’impression que, dans leur conduite publique, politique bien sûr, ou même micropublique (petites scènes de rue ou de bistrot), les Français sont toujours dominés (dans le premier mouvement, heureusement pas très longtemps, ça s’arrange après) par la terreur de perdre la face.
Faire ou ne pas faire le Roman, c’est-à-dire le rater ou non, cela n’est pas une « performance » mais un « chemin ». Et par conséquent, il m’est indifférent, tout du moins je le crois, de perdre la face sur ce problème. Je passe le roman ou non, je le passe bien ou mal, je ne me soucie pas de perdre la face là-dessus. Je n’ai en quelque sorte aucune face à perdre.
L’important, c’est le chemin, le cheminement, non ce qu’on trouve au bout. Rien qu’en préparant le Roman, je ne me sens pas exclu du Roman et je suis peut-être déjà dans le Roman. « Pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».
Pour moi, l’alliance de l’Esthétique (c’est-à-dire de la Technique) et de l’Éthique, son champ privilégié, c’est l’infime quotidien, ce que j’appellerai le « ménager ». Peut-être que, vouloir écrire un Roman, c’est envahir, habiter une pratique d’écriture ménagère (comme le haïku, d’ailleurs, qui est une écriture ménagère, l’écriture du ménage, du quotidien). Je rappelle que Proust lui-même a comparé le roman qui se fait à une robe que la couturière coupe, assemble, faufile, en un mot prépare : c’est dans ce sens qu’il faut entendre la Préparation du Roman, comme on disait il y a cinquante ans la préparation d’une robe.
Passer de la Notation (du Présent) au Roman, et donc d’une forme brève et fragmentée (par exemple les « notes » que l’on peut prendre au jour le jour dans un journal intime ou dans un carnet de romancier) à une forme longue et continue qui est celle ordinairement du roman.
Le haïku est une forme exemplaire de la Notation du Présent : c’est un acte minimal d’énonciation, une forme ultrabrève, une sorte d’atome de phrase qui note (c’est-à-dire qui marque, cerne, glorifie : dote d’une renommée, d’une fama*) un élément ténu de la vie « réelle », présente et concomitante du sujet qui écrit. »
*renommée, réputation
