Un travail d’artisan
Avec couverture et tutti quanti
Un livre réellement beau ne doit rien avoir de nouveau extérieurement, il doit tout simplement être parfait. (…) Dans le livre même, l’oubli de soi est le devoir suprême du maquettiste responsable. Il n’est pas le maître du texte, mais son serviteur.
Jan TSCHICHOLD
Histoire et anecdotes à propos de ma petite fabrique
La publication d’un livre est un véritable jeu de patience. Le choix d’une couverture est un vrai casse-tête. La maquette et les corrections se rapprochent d’un film d’horreur.
Couleur ou noir et blanc ? Quelle police pour le titre ? Quelle police pour le nom de l’auteur ? L’image à choisir ; en lien direct avec l’histoire ou bien suggestive ? La quatrième de couverture avec portrait de l’auteur ou sans ? Le résumé, attractif ou réaliste ? etc.
Un parcours du combattant épuisant jusqu’à cet instant parfait ou le livre est enfin mis en vitrine chez le libraire de votre quartier ou qu’il arrive emmitouflé dans un paquet au fond de votre boîte aux lettres.
Quand je dis un casse-tête je suis bien en dessous de la réalité – s’il ne s’agissait que de la difficulté de faire une couverture – un travail qui se situe après celui – OH combien angoissant, des corrections, de la mise en page, des chapitres, des notes de bas de page, de la définition des illustrations ; et puis il y a la mise en forme au format Epub (pour la librairie numérique) totalement différente du format papier – pour lequel il est conseillé de composer la maquette sur InDesign ou autre logiciel de PAO de votre choix – Et, pour couronner ce joli parcours déjà semé de pièges et d’embûches, des angoisses accompagnées d’insomnies vous tombent dessus juste au moment ou vous alliez envoyer le PDF final. Des doutes sur la qualité de votre travail vous assaillent avec acharnement et essaient de saper la petite satisfaction que vous avez eue en mettant le mot fin à ce long processus…
Je me constate au jour le jour, sans vergogne ni vanité, comme je constate les choses qui m’entourent.
Simone de Beauvoir

À quoi peut-on comparer ce genre d’expérience ? Ce long processus intimidant ? Comment s’en sort-on après avoir mis les mains dans le cambouis des techniques indispensables à la fabrication et à la diffusion d’un livre ?
Une expérience stressante, à l’image de cette fameuse soirée où vous avez cédé à votre compagnon sur le choix du film à regarder et ; vous voilà devant un film policier — vous détestez les films policiers et les thrillers américains qui pullulent de violence — après quelques minutes, confortablement affalée sur le canapé — ça, c’est le meilleur moment mais il est très court — vous commencez à perdre le fil de l’enquête parce que Margaux qui dort au premier étage veut soudainement faire un dernier pipi, parce qu’Arthur qui a fait tomber sa tétine et son doudou se met à pleurer, parce que le chien vient vous lécher les mains gentiment pour vous rappeler que vous avez oublié de lui servir sa pâtée… ET, touche finale, parce que votre compagnon se souvient brusquement — il a déjà vu le film et connaît l’intrigue par cœur — que la dernière facture EDF n’a pas été réglée et qu’il y a de forte chance pour que vous soyez coupé ; cela avant même que j’aie pu résoudre l’énigme de cette intrigue que je vois par intermittence, qui me déprime et auquel je n’ai absolument rien compris.

Mais l’expérience peut aussi ressembler à quelque chose de plus littéraire, par exemple à la dernière lecture que vous avez faite d’un roman qui vous a beaucoup intrigué, interrogé. J’ai lu « Haï » de J.MG Le Clézio cet été et j’ai été déboussolé dès le second chapitre ; avait-il pris des drogues au moment d’écrire ce livre ? Je blague ! Enfin, à peine… J’apprécie beaucoup cet écrivain, sa prose poétique et un grand nombre de ses livres, sa réflexion sur le monde, celui-là m’a surprise plus que je ne saurais le dire, décontenancée…
La beauté n’est pas un miracle, ni le résultat d’un hasard. La beauté de la femme indienne est l’effet de sa liberté. […] Image de la beauté en mouvement, agile, vivante, humaine. Beauté de l’eau, du soleil, des lianes et des arbres. Le corps ne se dérobe pas, ne se cache pas, il exhale toute la puissance formidable de sa vie.
Il faut que le langage — ce langage qu’on avait rentré dans le corps, cette puissance de la main à tracer des cercles, des triangles et des croix, cette puissance de la voix à moduler le cri des animaux, tout cela qu’on avait maintenu, contrarié — , il faut qu’il parle, enfin, qu’il se libère, qu’il lance ses vibrations et qu’il creuse ses sillons sur le monde. Lente explosion de l’art.
Assez des verrous ! Assez des murs et des vitres, assez des ordres inaudibles donnés par quelques tyrans, du haut de leurs tours de contrôle ! Les remparts et portes se brisent, assez facilement. Les citadelles, les places fortes, les camps retranchés ne résistent pas longtemps.
Et que dire de l’expérience de cette lecture du mois suivant, la biographie de Karen Blixen (La Bleue) par son amie Dominique de Saint-Pern — je dirais plutôt après la lecture — par sa très proche secrétaire plutôt que son amie véritable ; la biographe oscille entre fascination et jalousie sur sa « patronne », c’était l’emploi qu’elle occupait auprès d’Isak Dinesen durant toutes ces années. En lisant cette biographie, je me suis sans cesse demandé où se situait vraiment la réalité, ou commençait la fiction… C’était gênant, presque pénible, surtout la deuxième partie du livre, après son retour d’Afrique, les instants avec Thorkild Bjørnvig, les instants terrifiants qui la font basculer de magicienne bienveillante à ensorceleuse inquiétante.
Là. Ce cliché-là, c’était le bon. Mouvant sous les légers remous du bain, la conteuse Isak Dinesen la fixait enfin. Énigmatique, intrigante. Nissen saisit l’épreuve à l’aide d’une pince, l’accrocha au fil. L’examina. Son objectif avait capturé une chose unique. Il avait photographié l’impalpable. Une aura. L’ombre du démiurge, omnipotent et inquiétant.

Personnellement je n’aimerais pas qu’on fasse un tel portrait de ma vie après ma mort, qu’on se permette tant d’intrusions sur des périodes très intimes de mon existence, ces moments d’intimité dont seules les personnes présentes (aujourd’hui décédées) auraient pu dire quelque chose. On a parfois un sentiment étrange et désagréable de vengeance personnelle, le verbe est caustique… On en garde un goût amer, j’en ai gardé un goût amer, peut-être parce que j’avais beaucoup aimé certains livres de Karen Blixen, son esprit libre : « La ferme africaine, Les contes, etc., et qu’à travers cette bio-fiction j’ai aperçu un autre visage de l’auteur que j’ai beaucoup moins apprécié. Aurais-je préféré qu’elle n’ôte jamais ce masque d’aventurière africaine, de conteuse merveilleuse qui m’a tant fait rêver ?
Les passages que j’ai souligné au cours de ma lecture sont ceux qui me laissent un souvenir agréable et interrogateur sur cette femme mystérieuse des latitudes nord, des tempêtes rageuses, des glaces qui cinglent et brûlent, mais aussi de la neige, si douce ; cette femme qui adorait la vie, les travestissements et les pactes impossibles à briser. Je ne dois pas oublier de dire que le livre se lit facilement et qu’il est très bien rédigé. La plume de la biographe est malgré tout très inspirée…
Son esprit intelligent se laissait attirer par les plus extrêmes bizarreries, parmi lesquelles la kabbale et la numérologie. Dans le secret de son bureau, elle essaya toutes les combinaisons possibles. Ajoutant ou supprimant les lettres, additionnant leur valeur, jusqu’à ce Isak. Isak = Chiffre 4. Le chemin de la Réalisation.
— Isak Dinesen.
J’aimerais que vous vous disiez : “Je resterai ici aussi longtemps que je le souhaiterai, peut-être même indéfiniment…” Au temps de la vieille Russie, les invités venaient pour une semaine et restaient dix ans… Eh bien faites comme eux, si ça vous chante.
Elle avait décidé que ce serait un dîner tout à fait particulier et il le fut. Un dîner qu’elle porterait à une forme de perfection. Mme Carlsen s’était surpassée, et les vins remontés de la cave par Alfred irriguaient une conversation qui passait des profondeurs contemplatives à une légèreté étourdissante.
MAIS, L’EXPÉRIENCE peut aussi ressembler à un voyage fabuleux, à une traversée fantastique, à un rêve enfin réalisé…
Je dirais — plus justement — que l’expérience s’est teintée de ces différents états : inquiétude, fatigue, anxiété, panique, trouble oculaire, parfois je me rapprochais des grimaces d’horreur que je faisais devant le film « Psychose », puis des éclaircies survenaient et les teintes se modifiaient subtilement pour faire place au rire, à la danse, aux cris de joie, par moment j’ai volé aux cotés de Clochette et Peter pan…
PS : Il est conseillé d’installer sa petite fabrique loin du voisinage, dans un endroit isolé et discret. Vos sautes d’humeur passeront plus facilement inaperçues.
En ce début d’année 2017 je vais bien et je gère de manière plus sereine l’ensemble de cette petite fabrique… La prochaine fabrication est celle d’un roman, je croise les doigts.